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Les Grands Ballets (2) – Le Lac des Cygnes de Tchaïkovski

En plus d’un siècle de battements d’ailes, le chef-d’œuvre de Tchaïkovski a inspiré nombre de chorégraphes qui ont plongé dans sa musique : le Lac des Cygnes ne cesse d’émouvoir et de troubler. On le retrouve retransmis en direct du Bolchoï par Pathé Live le 25 janvier, en attendant la reprise de la chorégraphie de Rudolf Noureev à l’Opéra Bastille à compter du 11 mars et la venue du Saint-Pétersbourg Ballet Théâtre au Théâtre des Champs-Elysées les 9 et 10 mars.
 

Dans le monde entier, quelle compagnie de ballet n’a son propre Lac des Cygnes, depuis que ce ballet unique a imposé partout son esthétique et sa symbolique ? Si la brumeuse Sylphide (1832), et Giselle (1841) marquent la prise de possession du ballet par les esprits et le monde surnaturel, si chers aux romantiques, Le Lac des Cygnes, lui, est sorti des glaces pétersbourgeoises, quelques décennies plus tard, et a ajouté aux rêveries déjà véhiculées par le ballet, les sombres fantasmes d’un compositeur tourmenté, puisant dans une chaîne de mythes qui lui confèrent une étrange résonance.
 
Les débuts furent pourtant difficiles: en effet, le dénommé  Reisinger, chorégraphe au Théâtre Impérial de Moscou, en rata magistralement la première version en 1877, malgré la splendide musique de Tchaïkovski, lequel l’avait composée après avoir été profondément impressionné par le Sylvia de Delibes, vue un an avant à Paris. Le véritable envol du ballet allait se faire en 1893, lorsque Petipa, ébloui par la musique, refondit entièrement le ballet pour le Théâtre Mariinski, avec l’aide de son disciple Lev Ivanov. C’est à ce dernier que l’on doit les actes II et  IV, dits blancs, c'est-à-dire l’essentiel. En remarquant au passage que le plus original de l’œuvre fut donc d’inspiration russe, et non française.
 
L’époque s’émerveilla des irréels ensembles du corps de ballet, glissant sur un lac dont l’origine se situe quelque part en Saxe, près de Zwickau, de la beauté ineffable et douloureuse des pas de deux du Prince Siegfried et de la princesse-cygne, en un temps où deux ballerines l’incarnaient généralement, l’une blanche victime, Odette, l’autre noire sorcière, Odile, une double nature qui sert de révélateur aux forces du bien et du mal, femme-oiseau présente abondamment dans  les mythologies indo-européennes et reprise par le romantisme comme un piège absolu.
 
L’histoire, ou plutôt la trame, car elle est plus que mobile, empruntée à Museus et Pouchkine et dont on trouve aussi trace chez Andersen, conte l’aventure d’un jeune prince pressé de se marier par sa mère -très envahissante-, qui s’enfuit vers le rêve impossible d’une princesse-cygne ensorcelée par un magicien, puis la trompe avec son méchant double, le cygne noir, avant de trouver au terme d’un combat initiatique le pardon et l’union avec l’élue, ou la mort. Une issue qui n’a jamais été vraiment élucidée, les chorégraphes optant pour des fins variées, le héros sombrant dans les eaux du Lac ou au contraire émergeant de son drame de façon féerique en flottant dans les airs avec sa bien-aimée. Un thème si fort que chacun a voulu s’en emparer pour exalter ses rêves et ses obsessions.
 
Le Lac des Cygnes, on l’a dit, fut d’abord l’affaire des Russes et ce sont les Ballets de Diaghilev qui le firent connaître à l’occident et le répandirent, avec Anna Pavlova battant l’air de ses bras incomparables. Puis Serge Lifar, qui l’avait dansé,  l’imposa à Paris dans sa propre révision, sous forme d’extraits - le superbe acte II-, qui permit à Yvette Chauviré de marquer l’histoire de la danse-. Mais au vu de spectacles complets montrés au Palais Garnier par le Sadler’s Wells Ballet en 1954, avec Margot Fonteyn,  et au Châtelet en 1956, avec le Théâtre Stanislavski de Moscou, puis lors de la venue du Bolchoï à l’Opéra en 1958, la demande s’accentua : en décembre 1960, la version épurée du soviétique Vladimir Bourmeister - petit neveu de Tchaïkovski-, merveille d’équilibre, s’imposa donc sur la scène du Palais Garnier pour un quart de siècle. Comme le cygne, elle devait y subir bien des métamorphoses.
 
Le thème, complexe, et porteur de tant de symboles, de questions existentielles, a fasciné depuis toujours : du caractère hermaphrodite de l’oiseau de Léda à la mystique identification de Louis II de Bavière  au Lohengrin de Wagner, le chevalier au cygne, il a déployé son image de pureté, d’idéal inaccessible et d’élégance graphique, autant que d’érotisme ambigu,  beauté qui est aussi mirage car rien n’est plus laid que cet oiseau marchant hors de l’eau. Opposition du bien et du mal, chimères de l’homme cherchant à se libérer de sa condition, langueur d’une quête de l’absolu, recherche de l’impossible amour parfait,  l’œuvre est bien moins inoffensive qu’on a pu le croire à la création, où l’on apprécia surtout ses qualités plastiques. C’est ce qui la rend si tentante pour l’imaginaire des créateurs.
 
Il est presque impossible aujourd’hui de faire le compte des rafistolages, rétrécissements, renversements et étirements subis en plus d’un siècle par le plus célèbre ballet classique, devenu une véritable auberge espagnole. Mais généralement, les actes blancs, qui portent la griffe du génie chorégraphique d’Ivanov, ont survécu aux simples tripotages ou aux visions réellement sublimées. On peut essayer de recenser quelques présentations marquantes. Si le Bolchoï reste fidèle à la version de son maître Youri Grigorovitch, lequel le remania plusieurs fois, et permet à la ballerine russe élue de mettre en scène des bras dont on sait qu’ils ont les meilleurs du monde, d’autres conceptions marquantes ont jalonné l’histoire du ballet : John Cranko s’y attela à Stuttgart en 1963, date puis en John Neumeier la repensa en 1976 sous le titre d’Illusions- Lac des Cygnes, en une évocation magistrale du drame de Louis II de Bavière, dont on se souvient qu’il mourut noyé comme le prince Siegfried.  
 
Pièce maîtresse dans l’apport gigantesque laissé par Neumeier à la danse, son ballet garde comme un double une vraie fidélité au déroulement traditionnel de l’histoire, où les scènes brillantes de cour et les glauques visions aquatiques se glissent dans les décors des trois châteaux du roi fou d’absolu, le dernier construit, Herrenchiemsee, lui renvoyant l’image de sa solitude dans les angoissants reflets de ses immenses panneaux de miroirs: face à la prison du pouvoir, la prison de la beauté. Dans ses ostentatoires et signifiants décors, ce ballet est encore visible à Hambourg, où John Neumeier le programme parfois. Ailleurs, il a peu circulé, en raison de la lourdeur de son appareil décoratif et aussi du soin jaloux que le chorégraphe apporte à la survie de cette œuvre, précieuse entre toutes. Paris ne le vit qu’en 2000, au Châtelet, grâce à l’amitié existant entre John Neumeier et Jean-Pierre Brossmann, directeur de la salle à l’époque. Cas extrêmes en regard, ceux de Matthew Bourne, parodique et lourdement masculin, ou de Mats Ek, ironique et revendicatif, ou encore aujourd’hui celui de Jean Christophe Maillot, violent et oppressant (photo).
 
A Paris, l’Opéra maintient sa fidélité à la version de Rudolf Noureev, montée en 1984 et qui demeure la création la plus intéressante création du danseur. Dans les décors gothiques d’Ezio Frigerio, adoucis par la délicatesse des teintes de Franca Squarciapino pour les costumes, il continue de marier poésie irréelle et noirceur angoissante de la musique. Tout y miroite comme de la glace, rien n’y brille. Avec cette vision psychanalytique avouée, où il unit dans un même personnage le précepteur du prince et le magicien, Noureev recréa le fantastique à l’aune du regard moderne, le traitant en songe qui se referme sur la mort.
 
Comme chez Neumeier, le rôle masculin s’en trouvait valorisé, l’homosexualité cachée de Tchaïkovski étant sous jacente au drame du prince, incapable de saisir la réalité féminine sinon sous le symbolique plumage qui l’entrave. Noureev, dont la lourdeur des battements de bras, la surcharge des attitudes, la confusion des ensembles, gâchaient souvent les chorégraphies, a ici   peu élagué son style et relu le ballet avec l’intelligence aigue qui était la sienne. Preuve que cette œuvre tourmentée lui tenait à cœur.
 
Mais toujours, malgré ces regards masculins portés sur Le Lac et ses ombres, le rôle de la princesse-cygne l’a emporté dans le regard et l’amour du public. Entourée de ses cygnes au cordeau, image émouvante entre toute, -heureusement égayée par quelques célèbres variations assez pimpantes, comme celle, fameuse des quatre petits cygnes à l’acte II, qui apaisent un peu la tension, - elle a marqué les plus grandes carrières. En France, Yvette Chauviré y fut reine, Noëlla Pontois lui succéda avec une grâce exquise, mêlée d’un abattage étincelant en cygne noir. Margot Fonteyn y vibra avec ce frémissement qui n’appartenait qu’à elle, et chez les russes, après l’ère Diaghilev, où brillèrent les divines Karsavina, Spessivtseva et Pavlova, les troupes d’Etat accouchèrent de quelques oiseaux historiques : de Galina Oulanova, qui eut quelque mal à surmonter l’acte noir, à Maïa Plissetskaïa, laquelle domina le rôle pendant vingt ans, le dansant plus de huit cents fois. «  La pierre de touche de toutes les ballerines », en dit cette éternelle femme-cygne, dont les bras ondulants furent sans égal, et que Béjart choisit d’ailleurs pour sa Léda, face à Jorge Donn, qui incarna, lui le cygne !
 
Et nul ne peut rester insensible à l’étrange perfection des figures dessinées par Ivanov, avec la jambe qui se fait patte, le pied cambré qui frappe le sol, le bras qui ondoie, et prolongeant la courbure du cou, le long maquillage noir qui redessine l’œil de l’oiseau. Le beau et le bizarre se rejoignent dans cette chorégraphie glissée, qui mène l’interprète et le public dans un cercle magique, le fantastique du conte et la force des émotions devant rester prisonniers de l’académisme le plus pur. Images de froide splendeur, beauté glaçante, tel est le sublimé de Lac des Cygnes que présente encore en 2015 l’Opéra de Paris, et que l’on doit à Rudolf Noureev, lequel y a laissé beaucoup de son âme.
 
Jacqueline Thuilleux
 
Tchaïkovski : Le Lac des Cygnes
 
En direct du Bolchoï, le 25 janvier (à 16h), par Pathé Live, chorégraphie de Youri Grigorovitch, diffusion dans 126 salles / www.pathelive.com
 
Opéra Bastille, dans la chorégraphie de Rudolf Noureev, du 11 mars au 9 avril 2015 / www.concertclassic.com/concert/le-lac-des-cygnes-noureev
 
Théâtre des Champs-Elysées, Saint-Pétersbourg Ballet Théâtre, les 9 et 10 mars 2015 / www.concertclassic.com/concert/le-lac-des-cygnes-irina-kolesnikova-saint-petersbourg-ballet-theatre

Photo © Alice Blangero

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