Produit par l'association La petite musique bleue et conçu début 2020, période difficile comme on l'imagine aisément, le Festival Musique(s) Rive Gauche, sur le constat d'une différence d'offre musicale d'une rive à l'autre, « a pour ambition de ramener la musique sur la rive gauche de la Seine à Paris, en renforçant l’offre de proximité proposée à sa population ». Imaginé et animé par une équipe entièrement féminine, le Festival, dont la viabilité dépend du mécénat et d'une forme de financement participatif, fait pour cette première édition la part belle aux femmes, avec notamment un deux programme autour de Caroline Shaw, le Ragazze Quartet, ou encore les formidables Kapsber'Girls (photo), quatuor vocal et instrumental (Ensemble Jeunes Talents au Festival Sinfonia 2018) convié en ouverture de cette toute première édition. Le cadre retenu pour le Festival est l'historique Salle Colonne, traditionnel lieu de répétition de l'Orchestre Colonne (2), édifice de 1937 magnifiquement restauré et désormais également dédié à tous types de concerts de musique de chambre.

(Alpha 762, sortie le 22/10/21)
 
Vous avez dit Brunettes ? Tel est le titre du nouveau CD des Kapsber'Girls : les protagonistes – de vraies natures !, ô combien musiciennes – explorent ici le genre dit « brunette », assorti d'airs de cour et autres chansons à boire des XVIIe et XVIIIe siècles français, gravure dont ce concert idéalement varié se fait le reflet. La brunette est un genre vocal dont le nom viendrait d'une page anonyme de 1703, Le beau berger Tircis, où l'on chante : « Ah ! Petite Brunette / Ah ! Tu me fais mourir », page qui tout naturellement figure au cœur de ce programme. La dynastie Ballard, imprimeurs ordinaires du roi, publia de nombreux recueils de brunettes dans lesquels les Kapsber'Girls ont généreusement puisé. Avec ou sans accompagnement, cette musique d'inspiration pastorale est tour à tour émouvante, enjouée et spirituelle, d'une étonnante richesse de climats dans les pages et arrangements proposés par les Kapsber'Girls : Alice Duport-Percier (soprano), Axelle Verner (mezzo-soprano), Garance Boizot (basse et dessus de viole), Albane Imbs (archiluth, guitare baroque, tiorbino et direction), toutes présentant à tour de rôle œuvres et instruments (mais sans évoquer la destination vocale initiale de ces pages), leur souriante et chaleureuse vivacité renforçant, pour le public, le sentiment d'un concert réellement partagé. Nouveau programme, nouveau festival, le défi était de taille, compliqué ce jour-là d'un temps d'après mousson et d'une moiteur dignes de Saïgon – Garance Boizot, évoquant l'accord des cordes en boyau : « Je vous laisse imaginer la joie des instruments ! »

© Mirou
 
Souffrances d'amour, avec délices, auxquel(les) on peut aussi renoncer pour la bouteille : joliment agencé et ponctué de moments purement instrumentaux (Chaconne de Jean de Sainte-Colombe, Preludio et Caprice de Chaconne de Francesco Corbetta, guitariste lombard au service de Louis XIV, extraits de La Villanelle de Robert de Vizée, la guitare baroque évoquant une Espagne parfois plus tardive), le programme offre une manière de grand écart constant entre affects complexes et restitués de manière fort séduisante, pages d'esprit populaire et compositions plus savantes. Les voix virtuoses, doublées d'une suggestion de jeu de scène selon les contextes, s'y révèlent suprêmement appariées sur le plan du timbre, contrasté, et de l'expression, portées par une limpide et éloquente diction. L'auditeur peut goûter chaque mot de textes souvent piquants, intonation et justesse si pleinement naturelles des voix, d'une aisance à toute épreuve, décuplant le plaisir de l'écoute.
 
Ce vaste programme s'articule en sections, le jeu des contrastes se jouant à l'intérieur de chacune d'elles comme de l'une à l'autre, à commencer par trois « Brunettes ou petits airs tendres » anonymes illustrant ce rythme vivifiant, deux pages enlevées entourant un air développé d'une poétique langueur. La diversité, maître-mot, tient aussi à la répartition vocale et de l'accompagnement. Jusqu'aux voix seules dans Aimables rossignols (1731) de Jacques Naudé, d'une prenante émotion, suivies de la soprano solo sous-tendue de l'archiluth : bouleversant J'avois cru qu'en vous aymant (anonyme, 1703). La voix de mezzo n'est pas en reste : plainte somptueuse de Michel Lambert : Rochers, vous êtes sourds (1666) ; surprenant (ligne vocale et rythmique) En vérité sévère Margoton de Naudé, alors accompagné de percussion sur la caisse des instruments. À la tendresse et aux sentiments répond souvent l'humour, voire une certaine audace, toujours dans l'élégance et la « simplicité », soit un extrême raffinement, jusqu'aux toniques chansons à boire, dont « Quand je veux boire avec ma maîtresse / Je me fais servir par Cupidon, / Et j'ai toujours la Sagesse / De renvoyer la raison » (des Airs françois dans le goût italien, sérieux et à boire de Giuseppe Saggione, 16..-1733). La nuance italianisante de ce programme enchanteur et si foncièrement français s'exprima pour finir dans le second bis : Che fai tu ? de Johannes Hieronymus [Giovanni Girolamo] Kapsberger (1580-1651), maître italien de père allemand auquel l'ensemble doit son nom, villanelle ouvrant, et lui donnant son titre, le premier CD gravé par les Kapsber'Girls (Muso 037, 2020), album à juste titre couvert de récompenses. Deux univers fort différents réunis par l'irrésistible talent d'un ensemble aussi résolument que subtilement engagé.

Notez enfin que les Kapsber’Girls sont bientôt en concert à Bar-le-Duc (26/09, Le Musicales en Barrois), Villeurbanne (7/10, Théâtre de la Petite Rue), Dochamps (9/10, Musique Baroque en Famenne Ardenne) et Toulon (17/10, Festival Présences Compositrices).