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Lohengrin selon Kirill Serebrennikov à l’Opéra Bastille – L’insoutenable immuabilité du monde – Compte-rendu
Le prolifique metteur en scène Kirill Serebrennikov débute enfin l’Opéra de Paris, avec un Lohengrin qui lui ressemble : sombre, complexe et fascinant. Artiste hypersensible, malmené par les autorités de son pays d’origine et contraint à l’exil, il est aujourd’hui à l’origine d’une œuvre intimement liée aux tumultes de l’époque. Son théâtre, comme son cinéma et ses adaptations lyriques sont une chambre d’écho douloureuse autant que lucide, qui lui permet de raconter son temps et de mettre en lumière l’insoutenable immuabilité du monde.
Après s’être attelé avec succès à Parsifal à Vienne en 2021 (1), Serebrennikov revient à nouveau à Wagner et à Lohengrin, mystérieux chevalier du Graal doté de pouvoirs surhumains venu défendre une innocente en danger, Elsa, accusée de fratricide. Si l’auteur de la Tétralogie a écrit que ce personnage pouvait personnifier la difficile entreprise de l’artiste qui cherche sa place au milieu des humains, ce n’est pas ce qui intéresse fondamentalement le réalisateur de Leto et de La femme de Tchaïkovski. A l’image de sa précédente incursion, d’une extrême noirceur, sa nouvelle lecture wagnérienne plonge le spectateur dans un monde secoué et pollué par la guerre (comment ne pas penser au drame ukrainien ?) où tous les coups sont permis : accusations, vengeance, bannissement, recours à la sorcellerie et à la magie.
© Charles Duprat - Opéra national de Paris
Les très belles vidéos d’Alan Mandelshtam où l’on découvre un jeune appelé au visage d’ange et aux ailes tatouées sur les épaules se jeter dans l’eau avant d’aller mourir au combat, comme les décors sans fenêtre d’appartement-bunker, de réfectoire-hôpital-morgue et de garnison, signés Olga Pavluk aux éclairages blafards (Franck Evin), rendent l’intrigue d’une violence infinie et la baigne dans une désolante crudité.
Cagoules et treillis pour les défenseurs du Brabant, tenues contemporaines pour les membres de la cour se côtoient dans cet angoissant huis-clos où même les cadavres sortent de leurs sacs et ressuscitent, dans une saisissante scène placée à la fin du second acte après la visite du Roi aux blessés…
A Vienne déjà, Parsifal était accompagné de son double, un jeune homme convoité comme lui pour sa beauté ; ici c’est Elsa qui se voit démultipliée, incarnée par des danseuses et qui, allez savoir pourquoi, souffre d’une étrange maladie (elle convulse à plusieurs reprises sur un lit, est montrée chauve signe qu’elle suit peut être une chimiothérapie ?), entretenue par le couple maléfique Ortrud/Telramund, qui lui administre calmants et sédatifs pour la garder sous contrôle et la forcer à découvrir l’identité de son prétendant.
Une Ortrud médecin flanquée d’un Telramund unijambiste, également en blouse blanche, réglant un ballet d’infirmières chargées de surveiller Elsa, étranges personnages coiffés de casques boule façon Daft Punk, la mise en scène de Serebrennikov n’est pas toujours limpide, mais son propos suit jusqu’au bout sa propre logique. La guerre et ses exactions, la lutte pour le pouvoir, la corruption en tous genres et la foi peut être excessive en un sauveur, rien ne manque au récit de ce héros qui cherche sa place parmi les humains, place qui exige en contrepartie une fidélité absolue, comme celle qui est demandée à Elsa …
© Charles Duprat - Opéra national de Paris
Décontracté, presque nonchalant dans son treillis et ses rangers, Piotr Beczala (4) domine de très loin la distribution réunie pour cette première : voix souple et contrôlée, émission large et rayonnante, phrasé de haute école, son Lohengrin a du style et retient surtout l’attention par la facilité avec laquelle il est exécuté. Après la pureté de Winbergh, la douceur de Heppner et la poésie de Kaufmann, c’est désormais la grâce qui s’est invitée sur la scène de la Bastille. Johanni van Oostrum est bonne comédienne mais on aurait préféré applaudir des deux mains sa performance vocale qui reste insuffisante en termes de liquidité, de brillance et de puissance, des atouts que possédaient Karita Mattila et de très loin, en 1997, dans la production de Carsen. Wolfgang Koch (déjà Klingsor à Vienne) et Nina Stemme, incarnent un couple diabolique, lui grâce à l’épaisseur et la noirceur de son timbre, elle par le mordant de sa diction et l’ampleur de son registre parfaitement adapté à la tessiture du rôle et largement déployé dans les imprécations. Remplaçant au pied levé Kwangchul Youn, Tareq Nazmi est un solide Heinrich, Shenyang un Héraut à l’allemand perfectible, les Chœurs de l’Opéra (préparés par Ching-Lien Wu) réussissant l’exploit d’être totalement audibles et d’une écrasante présence.
Alexander Soddy © Miina Jung
Dans la fosse, Alexander Soddy salué la saison passée pour sa remarquable direction de Peter Grimes (2), empoigne les membres de l’orchestre – si amorphes dans le Don Giovanni donné en ce moment (3) en alternance - avec ardeur, pour faire chanter les lignes de cette délicate fresque sonore dont il dépeint chaque linéament avec subtilité, du piano le plus éthéré au forte le plus vigoureux.
François Lesueur
(1) www.concertclassic.com/article/parsifal-selon-kirill-serebrennikov-lopera-de-vienne-streaming-parsifal-chez-les-mafieux
(4) Lire l'interview de Piotr Beczala : www.concertclassic.com/article/une-interview-du-tenor-piotr-beczala-se-retourner-vers-le-passe-est-tres-enrichissant
Richard Wagner : Lohengrin - Opéra Bastille, 23 septembre ; prochaines représentations les 27 et 30 septembre, 11, 14, 18, 21, 24 et 27 octobre 2023 // www.operadeparis.fr/en/season-23-24/opera/lohengrin
Photo © Charles Duprat - Opéra national de Paris
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