Journal
Mayerling de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra de Paris – Les grandes manœuvres – Compte-rendu
Mayerling est une histoire sordide, qui se passe entre gens bien nés, parle de haines familiales, de pouvoir effréné et de complots politiques, d’arrivisme, d’érotisme débridé, de débauche et de maladie, et finit dans un bain de sang : en 1889, le prince Rodolphe, fils de l’Empereur François-Joseph et de l’incontournable Sissi, est retrouvé mort avec sa maîtresse, la baronne Mary Vetsera, dans le pavillon de chasse de Mayerling, près de Vienne. Suicide, assassinat, l’histoire a fasciné les contemporains et plus encore les cinéastes et les auteurs du XXe siècle. On les comprend : avec pour décor la cour viennoise, à l’horizon d’un changement de monde, et marqué par les troubles psychiatriques du héros, dus à sa syphilis, cela faisait un drame riche, presque aussi fascinant que celui de Louis II de Bavière, mort noyé trois ans avant Rodolphe, et qui ajouta sa noirceur à la sombre saga des Habsbourg, griffée de tares génétiques, que l’alliance avec les Wittelsbach n’allégea guère.
Avec son grand ballet, créé au Royal Opera House en 1978, Mac Millan ne fut pas en reste. Il était déjà l’un des plus fameux chorégraphes européens, au même titre que Cranko, Ashton, auquel il avait succédé à la direction du Royal Ballet, Béjart et Neumeier. La même année, l’Opéra de Paris programmait son chef-d’œuvre, le mahlérien Chant de la Terre, tandis qu’à Londres et ailleurs, son Roméo et Juliette sur la musique de Prokofiev, sans doute la meilleure version du drame à ce jour – à l’exception de celle de Béjart qui la fit sur la partition de Berlioz – faisait courir les foules, notamment lorsqu’un certain Noureev, face à une certaine Dame Margot Fonteyn, le dansait. Quant à L’Histoire de Manon (1974), elle arrachait des larmes, avant de devenir une des pièces maîtresses du Ballet de l’Opéra de Paris, qui l’inscrivit à son répertoire en 1990.
@ Ann Ray - OnP
Là, aucune petite héroïne broyée par le miroitement de tout ce qui brille, aucune critique sociale, aucun couple se retrouvant dans l’au-delà, pas de lyrisme éperdu , mais un drame dur, sans tendresse, sauf celle que Rodolphe implore de sa mère, la psychorigide Elisabeth, qui ne lui en donne guère, un empereur indifférent et volage, des foules de belles dames avides de faveurs, une toute jeune héroïne ambitieuse et très demandeuse sexuellement, un amant dandy et léger pour l’impératrice, des courtisans empressés dans le Palais, des courtisanes veules dans le tripot : et décidément, rien de bien sympathique ni d’attirant dans cette histoire qui nous indiffère et nous choque par son inhumanité, chez des personnages lovés dans le luxe et le pouvoir et qui n’ont d’autre problème que leur mal être. Pourtant le ballet de Kenneth MacMillan, arrivé sur la scène nationale avec un long retard dû à l’épidémie, est saisissant.
Hugo Marchand (Prince Rodolphe) © Ann Ray - OnP
Certes, il a nécessité d’énormes moyens visuels et techniques. Et en premier lieu, l’on découvre avec bonheur la splendeur des décors et des costumes conçus par Nicholas Georgiadis, le plus grand des décorateurs avec Ezio Frigerio pour les ballets de Noureev et Jürgen Rose pour ceux de Neumeier. Les couleurs sont chaudes, ambrées, les tissus chatoient sans mauvais goût, et une succession d’extraits lisztiens, arrangés en sauce symphonique par John Lanchberry, et dirigés avec conviction par Martin Yates, court d’un bout à l’autre de l’histoire avec un charme évident, qui, s’il peut agacer les puristes, n’en séduit pas moins les oreilles.
Si l’on peut reprocher à la conception du ballet d’accumuler les rôles féminins au point qu’il faut un temps certain pour les différencier à l’exception d’Elisabeth et de Mary Vetsera, on est surtout sidéré par la force de la chorégraphie, spécialement pour les pas de deux, d’une violence et d’une difficulté à faire frémir, que seule adoucit la souplesse des bras, comme hérités de Fokine. Il faut une grande confiance entre les partenaires pour accepter de tels enjeux, et goûter sans trop frémir la vertigineuse complexité de leurs enlacements.
Mais tout tourne évidemment autour du rôle de Rodolphe, déployant de multiples visages, qu’il soit indifférent au monde, vautré dans sa débauche, ou en proie à ses affreux tourments de syphilitique, à son obsession de la mort, que partage la jeune Mary, tous deux jonglant avec un crâne et un pistolet, lequel finira par remplir son usage. Un personnage d’une solitude noire, qui n’a même pas, comme Louis II de Bavière, de rêves fous pour l’en arracher.
Hugo Marchand ( Prince Rodolphe) © Ann Ray - OnP
Hugo Marchand (photo), dont a parfois contesté l’expressivité encore en gestation, trouve ici un rôle à sa mesure, enfin démontrée. Jouant de sa stature, de sa somptueuse silhouette, de sa raideur, de sa force, il leur ajoute une angoisse, une sorte de haine à l’égard du monde empressé qui l’entoure, une peur latente, accentuées par le port de la moustache et de la barbe qui marquent ses traits habituellement riants. Pas de lyrisme chez cet homme perdu, juste une course à l’abîme, tandis que dans cette distribution éblouissante, Dorothée Gilbert (photo) campe une Mary ardente et virevoltante, que Jérémie-Loup Quer donne à son personnage d’amant de Sissi une arrogance et une élégance amusée qui glacent le cœur, et que les autres protagonistes essentielles, Laura Hecquet en impératrice, Hannah O’Neill, splendide comtesse Larisch et Silvia Saint-Martín en malheureuse princesse Stéphanie, constamment maltraitée par son époux Rodolphe, chatoient comme un éventail.
Au final, une fresque déchaînée, impitoyable, qui n’émeut pas mais fascine par sa virtuosité et sa dureté cinglante. Et l’art souple du récit, déroulé par un chorégraphe qui savait conter, comme plusieurs de ses contemporains, sans reprendre les codes de performances de l’époque précédente (ah les fouettés, les entrechats, les pirouettes des grands ballets classiques, que l’on attend comme le contre-ut du belcantiste). Du grand art, qui remet le Ballet de l’Opéra à l’honneur, d’autant que de multiples distributions permettront d’en varier la portée.
Jacqueline Thuilleux
Photo © Ann Ray - Opéra national de Paris
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