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Moses und Aron à l’Opéra Bastille – Schoenberg en terre promise – Compte-rendu
Moses und Aron à l’Opéra Bastille – Schoenberg en terre promise – Compte-rendu
Pour inaugurer la première saison entièrement programmée de sa main, Stéphane Lissner se devait de frapper un grand coup. Le Moïse et Aaron joué mardi soir devant la salle pleine de l’opéra Bastille y est magistralement parvenu — gage du flair, de l’expérience, et du panache aussi, de celui qui depuis plus de vingt-cinq ans n’a cessé d’occuper les avant-postes du monde lyrique — du théâtre du Châtelet à la Scala de Milan, en passant par le Festival d’Aix-en-Provence.
Non seulement ce Moïse et Aaron consacre la suprématie des forces musicales de l’opéra de Paris, triomphant des embûches de l’écriture dodécaphonique de Schoenberg – admirables Chœurs préparés une année durant par José Luis Basso. Non seulement ce Moïse et Aaron confirme l’envergure toujours plus impressionnante de la direction de Philippe Jordan. Mais, si hermétique et déroutante qu’elle soit à de nombreux moments, la mise en scène de Romeo Castellucci, homme de théâtre iconoclaste, impose des visions puissantes, superbement maîtrisées. Elles sont à la hauteur du chef d’œuvre inachevé, et si énigmatique, d’Arnold Schoenberg — drame sacré ? oratorio métaphysique ? fable politique sur l'impossible gouvernement des masses ?
Dans un opéra biblique où la question de l’image — son impossibilité ou sa pertinence — est cruciale, Romeo Castelluci, avec sa radicalité coutumière, s’est interdit toute illustration littérale qui va de soi — au contraire de la plupart des productions montées depuis 1957 (date de la création, à l’Opéra de Zurich, six ans après la mort du compositeur). Et malgré une imposante tradition iconographique (1). L'image, oui ; l'imagerie, non. « Image, déclare le metteur en scène, invité par ailleurs du Festival d'Automne, signifie séparation, distance, ce qui vient de l'autre monde » (2). Son Moïse et Aaron se déroule donc sous le signe de la distanciation, de l'éloignement, dans un ailleurs imprévisible et troublant, entre figuratif et abstrait, réel et onirique.
Ainsi, dès le lever de rideau, pas de buisson ardent, mais l’image stylisée d’un vieux modèle de magnéto à bandes, projetée au centre d'un « tulle » blafard, rideau translucide qui brouille les apparences. « Unique, éternel, omniprésent, invisible et irreprésentable », comme l'énumère Moïse dans la psalmodie solennelle de son sprechgesang, Dieu, à l'opéra Bastille, est d'abord caché. Absent. Sa parole tourne en boucle, à vide. Il en résulte pour son prophète une solitude et un tourment qu'on n'aura rarement mieux éprouvés (grâce à la conviction de l'excellent baryton-basse Thomas Johannes Mayer). Quant à Aaron (le ténor John Graham-Hall, stupéfiant de vaillance vocale et d'endurance physique), mandaté porte-parole de son frère Moïse, il forge ses discours au peuple élu dans un dictionnaire inépuisable de synonymes, vertigineuse Babel de vocables interchangeables, projetée ad nauseam sur le tulle à l’avant-scène. A la parole avare de l'un, répond la parole prodigue et démonétisée de l'autre.
Non seulement ce Moïse et Aaron consacre la suprématie des forces musicales de l’opéra de Paris, triomphant des embûches de l’écriture dodécaphonique de Schoenberg – admirables Chœurs préparés une année durant par José Luis Basso. Non seulement ce Moïse et Aaron confirme l’envergure toujours plus impressionnante de la direction de Philippe Jordan. Mais, si hermétique et déroutante qu’elle soit à de nombreux moments, la mise en scène de Romeo Castellucci, homme de théâtre iconoclaste, impose des visions puissantes, superbement maîtrisées. Elles sont à la hauteur du chef d’œuvre inachevé, et si énigmatique, d’Arnold Schoenberg — drame sacré ? oratorio métaphysique ? fable politique sur l'impossible gouvernement des masses ?
Dans un opéra biblique où la question de l’image — son impossibilité ou sa pertinence — est cruciale, Romeo Castelluci, avec sa radicalité coutumière, s’est interdit toute illustration littérale qui va de soi — au contraire de la plupart des productions montées depuis 1957 (date de la création, à l’Opéra de Zurich, six ans après la mort du compositeur). Et malgré une imposante tradition iconographique (1). L'image, oui ; l'imagerie, non. « Image, déclare le metteur en scène, invité par ailleurs du Festival d'Automne, signifie séparation, distance, ce qui vient de l'autre monde » (2). Son Moïse et Aaron se déroule donc sous le signe de la distanciation, de l'éloignement, dans un ailleurs imprévisible et troublant, entre figuratif et abstrait, réel et onirique.
Ainsi, dès le lever de rideau, pas de buisson ardent, mais l’image stylisée d’un vieux modèle de magnéto à bandes, projetée au centre d'un « tulle » blafard, rideau translucide qui brouille les apparences. « Unique, éternel, omniprésent, invisible et irreprésentable », comme l'énumère Moïse dans la psalmodie solennelle de son sprechgesang, Dieu, à l'opéra Bastille, est d'abord caché. Absent. Sa parole tourne en boucle, à vide. Il en résulte pour son prophète une solitude et un tourment qu'on n'aura rarement mieux éprouvés (grâce à la conviction de l'excellent baryton-basse Thomas Johannes Mayer). Quant à Aaron (le ténor John Graham-Hall, stupéfiant de vaillance vocale et d'endurance physique), mandaté porte-parole de son frère Moïse, il forge ses discours au peuple élu dans un dictionnaire inépuisable de synonymes, vertigineuse Babel de vocables interchangeables, projetée ad nauseam sur le tulle à l’avant-scène. A la parole avare de l'un, répond la parole prodigue et démonétisée de l'autre.
© Bernd Uhlig
C'est au deuxième acte (scéniquement le plus virtuose, et le plus réussi) que les effets de distanciation voulus par Romeo Castellucci sont les mieux venus. Ainsi, nul simulacre de déballage sexuel, pour l’orgie accompagnant l’adoration du Veau d’or — en comparaison des didascalies érotiques de Schoenberg, celles de Wagner, pour la bacchanale du Vénusberg, dans son Tannhaüser, n'évoquent qu'un innocent jamborée pour enfants de chœur ! Un énorme taureau vivant, amené sur scène, suffit à démystifier l’épisode d’idolâtrie du Veau d’or, comme une seule figurante nue, étendue de dos au milieu du plateau, suffit à évoquer les turpitudes luxurieuses du peuple. Romeo Castellucci ou l’anti-Olivier Py … L’encre (une macération d'algues noires) abondamment déversée sur la scène et ses occupants remplace le sang des sacrifices humains. L’image la plus saisissante et la plus poétique reste celle d’Aron seul en scène avant le retour de Moïse, tel une idole primitive d’Afrique noire ou d’Océanie, coiffé d’un masque nègre, enseveli sous une masse de rubans magnétiques, comme sous une toge de rafia — tel ces « Christ inférieurs des obscures espérances » que chante Apollinaire dans Alcools. Le paganisme a vaincu. Et Moïse-Arnold capitule : « O mot, mot qui me manques ».
La victoire la plus nette revient néanmoins à la musique. Dans aucun des quatre enregistrements de Moïse et Aaron disponibles en CD (3), on n’entend un son d'orchestre aussi clair, aussi coloré, aussi fin jusque dans ses déchaînements extrêmes, que celui qui s'élève de la fosse de l'opéra Bastille. Une manne sonore. Le mérite en revient d'abord à la direction de Philippe Jordan, qui semble encore plus à l'aise dans ce répertoire que dans Wagner ou Richard Strauss. Mais aussi aux instrumentistes et aux choristes que l'on sent impliqués et disciplinés comme jamais. L'interprétation de Philippe Jordan aplanit sans les escamoter les aspérités du sérialisme, résout les difficultés d'écriture (celles du sprechgesang, cette déclamation mi-chantée, mi-parlée, mais sur notes et des intervalles précis, et à propos duquel Schoenberg a multiplié les explications les plus contradictoires !). Le jeune chef y est aidé par les vertus de la partition elle-même. Dans un article sur Moïse et Aaron — « Un Fragment sacré » (4) —, Théodore Adorno, élève d'Alban Berg, vantait les qualités d'orchestrateur de Schoenberg, souvent méconnues. Elles éclatent ici, dans le raffinement chambriste des passages marqués grazioso comme dans les danses exaltées du Veau d'or — qui évoquent les rythmes sauvages, jazzy, d'un Krenek ou d'un Hindemith.
Avec raison, Philippe Jordan souligne aussi tout ce que la partition de Schoenberg doit aux passions de Bach. En une vingtaine de mesures, le lamento de la femme malade, au deuxième acte (la magnifique contralto Catherine Wyn-Rogers) égale en intensité douloureuse le « Es ist vollbracht » de la Saint Jean, ou le « Erbarme dich » de la Saint Matthieu. Richard Strauss souhaitait que sa partition d'Elektra sonne comme la musique des fées de Mendelssohn ! A Bastille, Moïse et Aaron sonne de façon aussi harmonieuse et accessible qu'Elias ou La nuit de Walpurgis. L'opéra de Schoenberg a bien trouvé sa terre promise.
Gilles Macassar
C'est au deuxième acte (scéniquement le plus virtuose, et le plus réussi) que les effets de distanciation voulus par Romeo Castellucci sont les mieux venus. Ainsi, nul simulacre de déballage sexuel, pour l’orgie accompagnant l’adoration du Veau d’or — en comparaison des didascalies érotiques de Schoenberg, celles de Wagner, pour la bacchanale du Vénusberg, dans son Tannhaüser, n'évoquent qu'un innocent jamborée pour enfants de chœur ! Un énorme taureau vivant, amené sur scène, suffit à démystifier l’épisode d’idolâtrie du Veau d’or, comme une seule figurante nue, étendue de dos au milieu du plateau, suffit à évoquer les turpitudes luxurieuses du peuple. Romeo Castellucci ou l’anti-Olivier Py … L’encre (une macération d'algues noires) abondamment déversée sur la scène et ses occupants remplace le sang des sacrifices humains. L’image la plus saisissante et la plus poétique reste celle d’Aron seul en scène avant le retour de Moïse, tel une idole primitive d’Afrique noire ou d’Océanie, coiffé d’un masque nègre, enseveli sous une masse de rubans magnétiques, comme sous une toge de rafia — tel ces « Christ inférieurs des obscures espérances » que chante Apollinaire dans Alcools. Le paganisme a vaincu. Et Moïse-Arnold capitule : « O mot, mot qui me manques ».
La victoire la plus nette revient néanmoins à la musique. Dans aucun des quatre enregistrements de Moïse et Aaron disponibles en CD (3), on n’entend un son d'orchestre aussi clair, aussi coloré, aussi fin jusque dans ses déchaînements extrêmes, que celui qui s'élève de la fosse de l'opéra Bastille. Une manne sonore. Le mérite en revient d'abord à la direction de Philippe Jordan, qui semble encore plus à l'aise dans ce répertoire que dans Wagner ou Richard Strauss. Mais aussi aux instrumentistes et aux choristes que l'on sent impliqués et disciplinés comme jamais. L'interprétation de Philippe Jordan aplanit sans les escamoter les aspérités du sérialisme, résout les difficultés d'écriture (celles du sprechgesang, cette déclamation mi-chantée, mi-parlée, mais sur notes et des intervalles précis, et à propos duquel Schoenberg a multiplié les explications les plus contradictoires !). Le jeune chef y est aidé par les vertus de la partition elle-même. Dans un article sur Moïse et Aaron — « Un Fragment sacré » (4) —, Théodore Adorno, élève d'Alban Berg, vantait les qualités d'orchestrateur de Schoenberg, souvent méconnues. Elles éclatent ici, dans le raffinement chambriste des passages marqués grazioso comme dans les danses exaltées du Veau d'or — qui évoquent les rythmes sauvages, jazzy, d'un Krenek ou d'un Hindemith.
Avec raison, Philippe Jordan souligne aussi tout ce que la partition de Schoenberg doit aux passions de Bach. En une vingtaine de mesures, le lamento de la femme malade, au deuxième acte (la magnifique contralto Catherine Wyn-Rogers) égale en intensité douloureuse le « Es ist vollbracht » de la Saint Jean, ou le « Erbarme dich » de la Saint Matthieu. Richard Strauss souhaitait que sa partition d'Elektra sonne comme la musique des fées de Mendelssohn ! A Bastille, Moïse et Aaron sonne de façon aussi harmonieuse et accessible qu'Elias ou La nuit de Walpurgis. L'opéra de Schoenberg a bien trouvé sa terre promise.
Gilles Macassar
(1) voir la passionnante exposition du musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme : "Moïse, figures d'un prophète", jusqu'au 21 février 2016, mahj.org
(2) Supplément du journal Le Monde pour le festival d'Automne (6/7 septembre 2015)
(3) Les deux de Pierre Boulez ( Sony & DG), celui de Georg Solti (Decca), et celui de Michael Gielen, le plus ancien (Philips)
(4) in Quasi una fantasia, Gallimard
Schoenberg : Moses und Aaron – Paris, Opéra Bastille, 20 octobre, prochaines représentations les 26 et 31 octobre et les 3, 6 et 9 novembre 2015/ Diffusion sur France Musique, le 31 octobre (à 19 h) / www.concertclassic.com/concert/moise-et-aaron-de-schoenberg-par-castellucci
Voir le reportage vidéo : www.concertclassic.com/video/moses-et-aron-de-schoenberg-lopera-bastille
(2) Supplément du journal Le Monde pour le festival d'Automne (6/7 septembre 2015)
(3) Les deux de Pierre Boulez ( Sony & DG), celui de Georg Solti (Decca), et celui de Michael Gielen, le plus ancien (Philips)
(4) in Quasi una fantasia, Gallimard
Schoenberg : Moses und Aaron – Paris, Opéra Bastille, 20 octobre, prochaines représentations les 26 et 31 octobre et les 3, 6 et 9 novembre 2015/ Diffusion sur France Musique, le 31 octobre (à 19 h) / www.concertclassic.com/concert/moise-et-aaron-de-schoenberg-par-castellucci
Voir le reportage vidéo : www.concertclassic.com/video/moses-et-aron-de-schoenberg-lopera-bastille
Photo © Bernd Uhlig
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