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Œdipe de Georges Enesco à l’Opéra de Paris – Mouawad assume le mythe
En sortant de l’Opéra Bastille, les plus de 50 ans se diront peut-être que cette production d’Œdipe leur rappelle une esthétique qu’on croyait condamnée, celle des premières années de Bastille, justement, dans ces années 1990 où Idomeneo ne se déroulait pas inévitablement dans un camp de réfugiés syriens, et où la Salammbô de Philippe Fénelon, première création in loco, était située dans un monde imaginaire qui, sans rien d’antique, ne singeait pas non plus notre réalité. La mise en scène de Wajdi Mouawad a cela de déconcertant qu’elle ne cherche pas à déconstruire le mythe, à la trivialiser. Retour de balancier alors que le désir de banalisation a peut-être touché le fond avec le Tristan aixois de cet été ? Ceux qui auraient voulu un Œdipe dans le métro en sont pour leurs frais, tout comme les éventuels spectateurs inconsolables de ne pas avoir vu se concrétiser la coproduction qui aurait dû faire venir à Paris en 2016 le spectacle de la Fura dels Baus créé à Bruxelles en 2011, avec son chantier d’autoroute et ses bâches en plastique.
Certes, donner à voir un mythe n’est pas tâche facile, il faut prendre des risques – dont celui du ridicule, comme la couronne-candélabre-bois de cerf de Laïos – mais le spectacle de rentrée de l’Opéra de Paris a le mérite de montrer autre chose qu’une anecdote, en inventant un univers. Dans les décors sobres d’Emmanuel Clolus, véritable ballet de hautes parois nues (chapeau à tous les machinistes), les costumes inventifs d’Emmanuelle Thomas n’ont rien de néo-grec, mais suscitent une civilisation inconnue. Pas de flots d’hémoglobine quand Œdipe se crève les yeux, mais une transposition sur un mode théâtral que d’aucuns jugeront trop peu perturbant. Contre le nouvel académisme de la laideur de tous les jours, Mouawad assume le mythe, et c’est très bien ainsi (même si l’on pouvait se dispenser du prologue parlé faisant remonter l’histoire du héros jusqu’à l’enlèvement d’Europe).
A la beauté de tableaux intelligemment composés répond la magnificence orchestrale de la musique d’Enesco, dirigée avec un soin amoureux par Ingo Metzmacher. Pourquoi cette partition d’une modernité sans facilités ni concessions, mais sans rien d’agressif, a-t-elle dû attendre aussi longtemps avant de revenir dans l’institution qui l’avait vue naître ? (1) Enesco (1881-1955) a clairement une dette envers Debussy et Ravel, mais il en tire le meilleur pour se fabriquer son propre langage, d’une puissance expressive qui a peu d’équivalents. Un grand bravo à l’orchestre et aux chœurs, hélas encore masqués, pour leur prestation au service de ce chef-d’œuvre.
En dehors du rôle-titre, Œdipe ne concède guère que de brèves apparitions aux différents personnages, et l’on pourra s’étonner qu’il ait fallu faire appel à tant de non-francophones pour tenir ces emplois. Ainsi, Brian Mulligan s’imposait-il vraiment en Créon ? Adrian Timpau possède une fort belle voix, qu’on n’entend que très peu de temps en Thésée, et Anne Sofie von Otter peut apparaître comme un luxe pour la courte intervention de Mérope. Anna-Sophie Neher est une charmante Antigone, et Ekaterina Gubanova assure avec un certain panache le rôle de Jocaste, paradoxalement assez réduit, lui aussi.
La distribution compte malgré tout quelques solides artistes français : Laurent Naouri, grand-prêtre plein d’autorité ; Nicolas Cavallier, très convaincant dans les deux personnages qu’il endosse ; Yann Beuron, qu’on croyait retiré des scènes mais qui revient en Laïos ; Vincent Ordonneau, berger de caractère ; et surtout la Sphynge très applaudie, à juste titre, de Clémentine Margaine. Clive Bayley prête à Tirésias une voix noire à souhait et sait faire du devin un personnage frappant. Titulaire du rôle à Salzbourg en 2019, Christopher Maltman traduit magistralement les différentes facettes d’Œdipe, rôle écrasant par son accumulation de monologues. Avis aux barytons français : pour les reprises de cette production, qu’on espère nombreuses, qui d’entre eux voudra se colleter au héros d’Enesco ?
Laurent Bury
(1) La création d’Œdipe a eu lieu à l’Opéra de Paris, le 13 mars 1936, sous la baguette de Philippe Gaubert, avec André Pernet dans le rôle-titre
Enesco : Œdipe – Paris, Opéra Bastille, 29 septembre ; jusqu’au 14 octobre 2021 / www.operadeparis.fr/saison-21-22/opera/oedipe
Le spectacle sera retransmis en direct le 14 octobre à 19h30 sur Medici.tv, et sur la plateforme numérique de l'Opéra national de Paris l'Opéra chez soi et en différé sur Mezzo Live HD le Dimanche 17 octobre 2021 à 21h
Photo © Elisa Haberer - OnP
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