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Onegin de John Cranko par le Staatsballet Berlin – Au cœur du romantisme – Compte-rendu

On parle insuffisamment du Staatsballet Berlin, quelque peu éclipsé par ceux de Hambourg, Vienne et de Munich. Pourtant, la troupe, reconfigurée en 2004 par la réunion des trois compagnies classiques existant alors à Berlin, fait la preuve d’une fidèle appartenance à la grande tradition, d’un style véritable malgré la multiplicité des nationalités de sa centaine de danseurs, et d’une aptitude à faire retrouver les chemins d’un lyrisme qui s’estompe dans le panorama de la danse d’aujourd’hui. Et qui risque de l’être plus encore lorsqu’à la saison prochaine la très médiatisée Sasha Waltz viendra seconder le Suédois Johannes Öhman, à ce jour directeur. Un duo dont on espère qu’il ne sera pas nuisible au bel équilibre affiché par la compagnie, entre l’ancien et le moderne !
 
Car Onegin conçu par John Cranko en 1965 et revu en 1967, ballet mythique s’il en est – et où John Neumeier, disciple du chorégraphe, puisa sans doute les éléments de son style narratif puisque sa Dame aux camelias fut créée à Stuttgart en 1978, onze années après – devient ici, porté par la fougue de la troupe, les costumes d’ Elisabeth Dalton, qui immergent dans l’époque de Pouchkine un manifeste brûlant du mal de vivre romantique, avec ses folies et ses déchirures. L’œuvre, inscrite au répertoire du Staatsoper depuis 2003, apparaît comme le prototype du ballet littéraire qui devait ensuite faire florès avec Neumeier, Mac Millan ou Maillot, et continue de mûrir avec une force indéniable, ce qui l’inscrit dans le rare cercle des chefs-d’œuvre du ballet néoromantique sur lequel le temps ne peut rien. Bien plus, la chorégraphie de Cranko, loin d’imposer des variations insipides ou inopportunes, se déroule en un long flot où tout semble naturel, un théâtre dansé où geste et musique rebondissent l’un sur l’autre sans solution de continuité.
 

© Yan Revazov
 
Musique justement, car on l’a souvent dit, pour aimer l’Onegin de Cranko à sa juste portée, qui est considérable, il faut, ou, ne pas bien connaître l’opéra de Tchaïkovski, ou, voir le ballet à plusieurs reprises pour s’habituer peu à peu à l’absence d’une musique qui est l’un des sommets de l’œuvre du compositeur. Car Cranko, ne voulant pas quitter le monde russe créé par le roman de Pouchkine, mais sans effleurer l’opéra lui-même, fit puiser chez Tchaïkovski la totalité des pièces sur lesquelles se déroule le ballet. Le compositeur Kurt-Heinz Stolze, son complice, s’acquitta fort bien de ce pari difficile, empruntant notamment à Francesca da Rimini les ouragans dramatiques sur lesquels se déroule le dernier pas de deux entre Onegin et Tatiana, avant l’adieu…
 
De magnifiques costumes signés Elisabeth Dalton, on l’a dit, un décor délicat, parfois rutilant, mais où rien ne pèse, cette production, dont c’était ici la dernière représentation de la saison, rehausse le prestige du ballet berlinois, son intelligence du texte chorégraphique et de ce fait montre combien l’écriture du maître se rapproche finalement plus du texte de Pouchkine que l’opéra : ainsi, pour le difficile épisode dansé de la lettre, a-t-il eu l’idée de faire apparaître Onegin dans la chambre de la jeune fille, en un rêve amoureux que décrit précisément le roman :  « vision radieuse qui des ténèbres vaporeuses, sortit et effleura mon lit ». Si Pouchkine le dit ! 
 

© Yan Revazov

Pour faire vivre le quatuor autour duquel se construit l’œuvre, cette Tatiana qui lit trop et, se rêvant héroïne de roman, va se trouver au cœur d’un vrai drame, cette Olga sœur de l’Effie de La Sylphide, née comme elle dans les années 1830, qui n’aspire qu’à vivre de toute sa chair, de toute sa santé, et les deux héros du temps, Onegin le dandy arrogant et Lenski le poète ombrageux, il faut des solistes d’exception, en qui l’arabesque et le tour ne soient que des éléments de langage : car chez Cranko, «  le mouvement doit couler comme un chant », disait Reid Anderson, directeur du Ballet de Stuttgart, qui fit répéter le ballet à la troupe de l’Opéra de Paris.
Ceux réunis à Berlin le sont en tout point : d’abord la fine  Ksenia Ovsyanick, qui, sans la moindre note de pathos, donne à Tatiana sa dimension de mal-être puis de force dramatique. Ténue, intense, avec ce qu’il est convenu d’appeler des pieds sublimes, elle fascine, tout comme fascine son bel Onegin, rôle difficile par son caractère déplaisant, d’autant que Cranko ne lui a guère donné de variation majeure, tout comme Tchaïkovski dans son opéra, d’ailleurs.
L’élégance fiévreuse de l’allemand Marian Walter, l’une des vedettes de la compagnie, suffit à justifier son pouvoir sur l’héroïne. En face d’eux, merveilleuse Iana Balova, Olga vibrante de jeunesse et de vie, et en Lenski, brillantissime Dinu Tamazlacaru, qui explose dans ce rôle lui aussi si contrasté. Quant au Gremin de Vahe Martirosyan, il pèse son juste poids de noblesse et de passion.

Un parcours intense auquel la troupe ajoute par son éclat et son engagement, notamment dans les terribles portés imaginés par Cranko: « chorégraphie éprouvante, dit encore Reid Anderson, mais dont on sort grandi ». Emerveillés par la profondeur des sentiments exprimés par cette danse, si bien soutenue par la Staatkapelle Berlin et le chef Paul Connelly, les spectateurs, touchés au cœur, n’avaient nullement envie de quitter ce tourbillon d’émotion et de beauté. Rassurant pour l’avenir du ballet.
 
Jacqueline Thuilleux

Onegin (mus. Tchaïkovski ; chor. John Cranko) - Berlin, Staatsoper Under den Linden, 6 avril 2019. www.staatsballett-berlin.de  
 
Photo © Yan Revazov

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