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Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne à Karlsruhe – Merci à nos riches voisins – Compte rendu
En France, on n’a pas d’argent mais on a des idées. Vient de se conclure une histoire commencée il y a une dizaine d’années, mais ce n’est peut-être que le début d’un autre récit. En 2017, sous les auspices conjoints du CMBV et du Palazzetto Bru Zane, Julien Chauvin dirigeait à Caen une version réduite et abrégée de Phèdre, tragédie lyrique créée en 1786 : petit ensemble de dix instrumentistes, pas de chœur, quatre solistes seulement. En 2019, il fallait se rendre à Budapest pour entendre une exécution intégrale, en version de concert : les Hongrois ont des moyens que nous n’avons pas. Et l’année suivante, le disque était publié. Depuis, plus rien. Mais voici que l’année 2025 s’ouvre sur une résurrection scénique complète, mais pas en France, bien sûr : il n’y a pourtant pas bien loin à aller, de l’autre côté de la frontière, puisque Karlsruhe n’est qu’à quarante minutes de Strasbourg en train.
© Felix Grünschloß
Cette saison, le Badisches Staatstheater, en plein travaux d’agrandissement, aligne trois raretés lyriques : The Wreckers (1906) d’Ethel Smyth, donné pour la première fois en Allemagne en anglais, et Itch (2023) de Jonathan Dove en première allemande venant encadrer la Phèdre (1786)de Lemoyne (1751-1796). On se demande un peu comment font nos voisins allemands pour que l’opéra se porte si bien chez eux, à l’heure où nous devons de plus en plus nous serrer la ceinture, mais c’est un autre débat. Toujours est-il que le directeur du théâtre de Karlsruhe a souhaité monter cette œuvre, et qu’il a fort bien fait. Et même si cela s’est fait en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique française doit maintenant accepter que Phèdre volera de ses propres ailes et connaîtra d’autres incarnations que celle qui a été gravée au disque.
Attilio Cremonesi © attiliocremonesi.com
D’abord, c’est un orchestre moderne qui officie dans la fosse, ce qui entraîne évidemment des différences dans la façon dont la partition sonne. Attilio Cremonesi, qu’ont entendu plusieurs fois les spectateurs du Capitole de Toulouse, adopte des tempos un peu moins vifs que ceux de Györgi Vashegyi au disque, et le premier acte affiche quelques longueurs. Mais cela tient aussi en partie au livret, qui met un certain temps à décoller, et tout change à partir du deuxième acte, où le drame se noue et où la musique tient l’intérêt constamment en éveil.
© Felix Grünschloß
Ce qui diffère aussi par rapport au disque, c’est le profil vocal de l’interprète du rôle-titre. A Karlsruhe, Ann-Beth Solvan est un peu la prima donna : cette saison, elle a été Santuzza, elle sera la Maréchale et Tatiana. C’est une voix plus large, plus sombre que celle de Judith Van Wanroij qui composait une Phèdre plus juvénile, plus nerveuse : à Karlsruhe, la soprano norvégienne est d’abord une reine, et bascule peu à peu dans une forme de démence que l’interprète traduit avec ardeur. Son Œnone, Anastasiya Taratorkina, a le timbre clair mais sonore, ce qui modifie aussi l’équilibre entre les deux personnages, unis par un duo à la fin du premier acte. Krzysztof Lachman est un Hippolyte convaincant, auquel on reprochera seulement quelques nasalités dans l’aigu. Enfin, miracle des théâtres germaniques : l’interprète de Thésée étant souffrant, il est remplacé au pied levé par sa doublure au sein de la troupe maison, et Armin Kolarczyk s’impose dans le personnage avec une aisance totale. Et le chœur se montre tout à fait à la hauteur de l’enjeu, avec un français aussi soigné que celui des solistes, chez qui seuls les N s’entendent un peu trop dans les syllabes nasalisées.
© Felix Grünschloß
La mise en scène signée Christoph von Bernuth se déroule dans des décors d’une certaine monumentalité, et l’amour dont Phèdre est rongée s’exprime par la compulsion qui la pousse à inscrire à la craie le nom d’Hippolyte sur toutes les parois d’une petite pièce où ont lieux ses aveux (dommage pourtant que les déplacements du chœur dans le grand escalier soient aussi bruyants). Les costumes renvoyant au XIXe siècle pour mieux opposer l’univers de la cour à celui du peuple de Trézène, dans une esthétique qui n’est pas sans évoquer celle des spectacles de Willy Decker.
Il se murmure que le Badisches Staatstheater prévoit d’autres tragédies lyriques pour les années à venir, et notamment les autres titres du même Lemoyne. D’avance merci à nos riches voisins !
Laurent Bury
> Les prochains opéras en France, Suisse, Belgique <
Jean-Baptiste Lemoyne : Phèdre - Karlsruhe, Badisches Staatstheater, 25 janvier ; prochaines représentations les 28 janvier, 16 & 27 février 2025 // www.staatstheater.karlsruhe.de/programm/info/3648/
Photo © Felix Grünschloß
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