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​Promenades Musicales du Pays d’Auge 2024 – Itinérance et magie de la musique – Compte-rendu

 
Depuis leur création en 1995, les bien nommées Promenades Musicales du Pays d’Auge ont toujours su marier avec goût et audace l’éclectisme de la programmation et la diversité des lieux. A la tête de ce festival bien ancré dans son terroir depuis l’année dernière, Sébastien Daucé continue à enchanter en musique le riche patrimoine normand. En témoignent notamment trois concerts donnés à l’occasion de la 30édition des Promenades.
 

Célia Oneto Bensaid et Marie-Laure Garnier © T.G.
 
Vivre chaque note

Le premier a eu pour cadre le site historique de la batterie allemande de Merville, un ouvrage majeur du Mur de l’Atlantique (80e anniversaire du 6 juin 1944 oblige). C’est dans un vaste hangar décoré d’éléments des années 40 que Marie-Laure Garnier et Célia Oneto Bensaid ont offert un programme sous le signe de l’amour. La soprano et la pianiste qui forment un duo très complice depuis une dizaine d’année ont réussi l’exploit technique et artistique de transmettre leur fougue et leur grâce dans un lieu impressionnant certes et pourtant peu propice a priori à la musique. Une sonorisation équilibrée a permis de goûter au mieux un choix de pièces françaises et américaines mettant en valeur la voix puissante et subtile de Marie-Laure Garnier.

Particulièrement dans son élément dans les cinq Cabaret’s songs de William Bolcom et trois « tubes » de George Gershwin (The man I love, Summertime et I got rythm), la soprano vit chaque note, chaque mot avec l’intensité qui s’impose. Jazzy quand il le faut et comme il le faut, Célia Oneto Bensaid est une partenaire de choix qui sait faire sonner le piano avec le relief adapté au lieu. Entendre Joséphine Baker, Edith Piaf ou Barbara interprétée par une chanteuse lyrique est toujours un sujet d’interrogation. Marie-Laure Garnier apporte une réponse fort convaincante, sans brider sa voix tout en servant au mieux la musique de Louiguy (La vie en rose), Marguerite Monnot (Milord et L’hymne à l’amour), Barbara (Une petite cantate) et Vincent Scotto (J’ai deux amours). Le pari est moins audacieux et tout aussi réussi avec Erick Satie (La Diva de l’Empire et Je te veux). Dans Les chansons grises de Reynaldo Hahn, les deux artistes abordent avec grande délicatesse le rivage d’un monde où poésie et musique filent le parfait amour.
 

Minimalisme assumé

Les Promenades musicales du Pays d’Auge ont ensuite donné au rendez-vous aux mélomanes dans un lieu plus classique pour le récital d’Alexandre Tharaud ( ): le théâtre de Lisieux, charmante salle à l’italienne, témoignage de la ville d’avant les importantes destructions de 1944. Trois compositeurs parmi les plus chers au cœur du pianiste étaient au programme : Jean-Sébastien Bach, Erik Satie et Maurice Ravel.

Heureux public qui a d’abord été invité à un voyage au cœur de l’œuvre du cantor de Leipzig ! D’abord assez classiquement avec deux Suites (BWV 818a et BWV 996) qu’Alexandre Tharaud interprète en vrai maître de danse, soignant les tempi et variant le toucher. Sous ses doigts, la Sarabande de la première suite est d’une grâce et d’une intensité à couper le souffle. Beaucoup moins classiques, trois transcriptions réalisées par le pianiste lui-même : le chœur d’ouverture de la Passion selon saint Jean, la Sicilienne de la Sonate pour flûte BWV 1031 et l’aria Aus Liebe will meinHeiland sterben de la Passion selon saint Matthieu. Et là, on peut parler de révélation ! Bach n’est pas trahi : les dissonances de Herr, unser Hersscher sont magnifiées par un minimalisme assumé et l’air de la saint-Matthieu garde au piano son caractère poignant et pourtant lumineux. La Sicilienne qui a déjà fait l’objet de nombreuses transcriptions est sans doute moins surprenante ; mais là encore le toucher et le sens du cantabile d’Alexandre Tharaud font des merveilles.

Changement de style et d’époque dans la deuxième partie du récital. Erik Satie et Maurice Ravel. Avec la Gymnopédie n°1, les Gnossiennes n° 1, 3 et 4 et Avant dernières pensées, c’est le mystique qui se présente à nous ; le pianiste de cabaret nous faisant un clin d’œil dans La Diva de l’Empire et Je te veux. Alexandre Tharaud voue une passion à son cher Satie et cela se sent. Ravel enfin avec A la manière de Chabrier, Pavane pour une infante défunte et surtout La Valse dans laquelle le pianiste et le transcripteur unissent leur art au service d’un irrésistible tourbillon.
 

Carmen par la Compagnie Maurice et les autres © T. G.

Itinérance et folie contagieuse

Le plus surprenant des trois concerts reste, à tous points de vue, la Carmen d’après Georges Bizet, « Opéra paysage itinérant » donné par la Compagnie Maurice et les autres. D’abord, l’arrangement et son parti pris féministe (Jeanne Desoubeaux est à la mise en scène) ne reprennent pas toute la partition, ce qui n’est pas choquant. Ensuite Jérémie Arcache et Igor Bouin ont fait le choix d’un instrumentarium coloré et qui se prête au plein air (piano, Philicorda (1), violoncelle, clarinette trombone, trompette, ukulélé et percussions) et chaque artiste chante et joue d’un instrument.
Enfin le spectacle est itinérant ; il se déroule dans trois endroits différents, qui correspondent aux trois lieux de l’intrigue : l’arrière du château Louis XIII du Robillard en guise de place, une clairière du parc pour la taverne et le centre équestre du lycée agricole pour la corrida. Second degré, costumes bariolés et interaction avec le public (très proche de l’action) ajoutent à la folie contagieuse de cette Carmen. Sébastien Daucé avait prévenu les spectateurs : « vous risquez d’être surpris, choqué et finalement emballé ». C’est exactement ce qui est arrivé.
 
Thierry Geffrotin

 

(1) Petit orgue électronique mis au point par Philips dans les années 1960.
 
Musée de la batterie-Merville - 14 juillet 2024 (Garnier – Oneto Bensaid) ; Théâtre de Lisieux -18 juillet (Tharaud) ; Lycée Agricole-château Le Robillard – 21 juillet 2024 (Carmen)
 
Photo © T.G.

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