Journal

Qu’est-ce que ... le bel canto ?

 
 
Le bel canto désigne à la fois une technique de chant et un segment bien précis de l’histoire de l’opéra allant de Bellini (photo), Rossini et Donizetti jusqu’aux opéras de jeunesse de Verdi, soit la première moitié du 19ème siècle. Littéralement, il s’agit du beau chant, opposé au chant commun que nous pouvons chacun produire. Chant orné, travaillé au forceps, serait une traduction plus appropriée pour bel canto.
 
Si ce terme est italien, c’est que la Péninsule a été le berceau de l’art lyrique. Ce sont les chanteurs florentins du début du Seicento, comme Giulio Caccini, qui en ont établi les bases. Au début, le chant mélangeait plusieurs styles, expressif (affeto), ou agrémenté de diminutions (dénomination musicale des ornements ajoutés à une mélodie), comme la plainte de l’Orfeo de Monteverdi. Dans Possente spirto e formidabil Nume, la voix du poète suppliant Charon fait assaut de virtuosité avec la harpe et le théorbe. On parle alors de cantar passagiato.
 
Farinelli (1705-1782) par Nazari (1734) © DR
 
Voir les prochains opéras de Verdi <

Obtenir de tels effets a réclamé des artistes d’exception. L’engouement pour l’opéra favorisa la naissance des premières stars. Au XVIIe siècle, comme au XVIIIe siècle, ce furent les castrats. Les premiers à briller sur scène ont été Baldassare Ferri (1610-1680), favori de Christine de Suède, et Atto Melani, créateur de l’Orfeo de Luigi Rossi (1647). Les « empêchés », comme on disait alors, ont inventé le bel canto. Farinelli, Caffarelli, Senesino étaient de véritables machines à chanter, des athlètes vocaux formés à la dure dans les conservatoires de Bologne et de Naples. Le corps transformé par l’éviration leur permettait de pratiquer un chant puissant, extraordinairement difficile, basé sur la maîtrise absolue du souffle. L’âge d’or des castrats dota le chant d’artifices de plus en plus spectaculaires, ajoutant au cantar passagiato des raffinements dignes d’une recette de risottoSbalzi, ribattiture, gorgheggis, portamenti et notes haut perchées forment la panoplie gourmande du belcantiste baroque. Nicola Porpora (1686-1768), éminent compositeur et professeur des castrats suscités, en fut le maître absolu.

 
L’enseignement, essentiellement oral, s’effectuait de maître à élève et a été peu théorisé. Seuls deux traités sont connus. Le premier, L’Art du chant (1723) de Pier Francesco Tosi, est contemporain des œuvres de Haendel, Bononcini et Vivaldi. Le second, Réflexions pratiques sur le chant figuré (1774) signé Giovanni Battista Mancini, parut à l’époque où Gluck décrassait l’opéra de la surcharge ornementale. La popularité des castrats déclina à l’orée de la Révolution française. Ils se virent peu à peu remplacées par des chanteurs jugés plus en adéquation avec les genres sexuels de leurs rôles alors que l’époque baroque avait adoré les mélanger. Le héros devint un ténor et l’héroïne une soprano.
 
Giovanni Battista Velutti (1780-1861) © DR
 
La technique vocale ne changea guère. Elle consiste à construire une voix selon quelques fondamentaux, à savoir le travail du souffle et de la résonnance, doublé de celui sur la couleur et les caractéristiques du timbre. Viennent ensuite les exercices d’athlétisme que sont les ornements, trilles et vocalises. Enfin vient le phrasé, c’est-à-dire la diction et l’interprétation car il est primordial que le texte chanté reste compréhensible. Même aujourd’hui, que l’on aborde Alcina, Lucia di Lammermoor, Nabucco ou Lohengrin, ce qui est émis ne doit pas être perçu comme une bouillie de consonnes et de voyelles balancée à pleine gorge.
 
Le passage du bel canto baroque à celui des grandes voix du 19ème siècle s’effectua progressivement. Les castrats perpétuèrent leur bel canto par l’enseignement. Stendhal, mélomane parfois passéiste, écrit à ce sujet : Depuis qu’il n’y a plus de castrats, il n’y a plus de science musicale au théâtre. Par désespoir, ces pauvres diables devinrent de profonds musiciens (…) Nous devons deux ou trois grandes chanteuses à Velluti.  
 
Giovanni Battista Velutti, adoré par Napoléon et Stendhal, créa l’Aureliano in Palmira du jeune Rossini (1813) et Il Crociato in Egitto de Meyerbeer (1824). Le témoignage de Stendhal souligne la filiation entre les fioritures de Hasse et les dentelles de Rossini. Girolamo Crescentini (1742-1846), l’un des derniers grands castrats, fut ainsi le professeur d’Isabella Colbran, l’épouse de Rossini et la créatrice de sa Semiramide où se trouve un duo très ambigu entre mezzo et soprano. C’est le début de ce bel canto romantique où se trouvent les rôles les plus pathétiques du répertoire ; le fantôme blanc hantant Lucia di Lammermoor ; La Sonnambula s’avançant sur la poutre dangereuse ; l’Ophélie d’Hamlet s’en allant dormir au fond de la rivière. Comme jadis le Britannico de Graun ou l’Ariodante de Haendel, les voix doivent accumuler les notes himalayennes, les vocalises démoniaques et les portamenti infinis.

Voir les prochains opéras de Rossini <

 

Benjamin Bernheim © Christoph Koestlin

 
La transmission du bel canto s’est surtout effectuée grâce à l’étonnante tribu des Garcia. Il y eut d’abord Manuel Garcia, ténor star de Rossini, créateur d’Almaviva dans Le barbier de Séville. Il était le père de la légendaire Maria Malibran et de Pauline Viardot (1821-1910), laquelle dispensa ses conseils aux jeunes chanteurs un siècle durant. Son frère, Manuel Garcia junior, (1805-1906), fut l’inventeur du laryngoscope et le professeur au Conservatoire de Paris et de Londres. Il exerça également une grande influence sur l’enseignement vocal.
Si, de Monteverdi à Puccini, les styles musicaux diffèrent grandement, la technique du bel canto – qui n’est finalement rien d’autre que le chant lyrique qui nous rend si admirables les Caballé, Devieilhe, Pavarotti ou Bernheim – s’est perpétuée sans interruption depuis le XVIIe siècle.
 
Photo © DR
Partager par emailImprimer

Derniers articles