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Rodin et son éternelle idole par le Eifman Ballet Saint-Pétersbourg - Au fond de la forme - Compte-rendu
Vie ou mort, telle semble être la question posée dans la superbe étude chorégraphique tracée par Boris Eifman sur Rodin, ses rapports avec son démon créateur et ses amours tumultueuses avec Camille Claudel. Après avoir vu son ballet, qui conte en larges pans ce tourbillon dévorant, on regarde différemment les chefs d’œuvres des deux génies : mouvements arrêtés, crucifiés dans leur désir d’échapper à la mort, figés pour toujours, comme les cadavres de Pompéi. Les avoir vus sortir de l’imaginaire de l’artiste, se débattant avec la matière inerte pour l’obliger à lui ressembler, les rend encore plus dérangeants.
Boris Eifman a 67 ans, il a eu le temps de se poser la question de l’acte créateur, qui pour lui est source de vie et de liberté. Mais au prix de quelles affres : juif de Saint-Pétersbourg, il a tiré de cette altière et glaciale cité à l’écrasante beauté, sa passion pour le drame, le fatum cher à Tchaïkovski. Ses thèmes d’inspiration ne sont guère sociaux, ils sont le tissu de la condition humaine. Solitude et folie hantent ses œuvres, - Hamlet russe, le splendide Giselle rouge, son chef-d’œuvre - et une vision de la chair aussi somptueuse que dramatique. Son style, qui ne se veut en rien avant-gardiste, ramène aux temps oubliés d’une nouvelle danse de l’entre-deux-guerres, l’expressionnisme allemand d’une Mary Wigman, mais sans la laideur qui a trop souvent affecté cette école dans un but de vérité. Et son écriture chorégraphique, large, violente, tordant les corps dans les douleurs du mouvement et de la passion, ne renie pas sa dimension esthétique.
Dure a été la route pour cet homme libre, qui a fait de sa danse un manifeste d’indépendance par delà les contraintes politiques et les modes. Il a gagné : sa compagnie, composée d’une cinquantaine de danseurs, a aujourd’hui un toit, le Centre Chorégraphique créé pour elle, et s’intégrera bientôt dans une Académie Boris Eifman qui ouvrira en septembre 2013 à Saint-Pétersbourg. Il a surtout gagné une réputation qui lui a non seulement ouvert le monde mais surtout les portes du Bolchoï à Moscou, en 1997. Portes de l’Enfer ? : ce sont justement celles qu’il bâtit dans ce ballet Rodin et son éternelle idole, créé il y a deux ans, et où s’expriment sa fascination pour la folie créatrice et sa passion du mouvement en gestation. De ce sujet prédestiné pour lui, il tire une œuvre admirable, déroulée comme un chaos organisé - à la façon de Rodin- où s’entrecroisent des instants de rêve (peu), de passion dévastatrice entre humains, de jalousie aussi, de torture de l’âme et du corps voulant s’échapper de sa gangue. Décors fait de lignes fortes, signés Zinovij Margolin, couleurs sombres, chargées, technique poussée à l’extrême dans sa frénésie de bras tordus et battant l’air, de jambes entremêlées, d’échafaudages hurlants surchargés d’humains prêts à tomber dans la souffrance de l’Enfer, peur du néant. Avec des interprètes dont la beauté – on n’ose dire sculpturale- et l’engagement sont époustouflants.
Enfin petit miracle pour ordonner ce vertige : un choix musical exceptionnel qui se révèle être un hommage à la musique française. S’entremêlent ainsi les instants les plus parlants arrachés à Ravel, Saint-Saëns, Debussy, Massenet, Satie, choisis dans des interprétations toutes hors pair, outre le choc d’un cancan déchaîné, et d’un Pas-de-deux des vendangeurs inspiré de celui de Giselle, mais mué en frénétique bacchanale. Eifman tord les corps au gré de ses obsessions et nous les offre en sacrifice. Perturbant, et parfaitement unique dans le panorama de la danse du XXIe siècle.
Jacqueline Thuilleux
Théâtre des Champs-Elysées, les 16 mars 2013
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