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Sadeh 21 de Ohad Naharin au Palais Garnier – Dans les profondeurs du mouvement – Compte-rendu

 

« Bizarre, vous avez dit bizarre », la phrase fameuse pourrait revenir en boucle tandis qu’ondulent les danseurs mis en mouvement pour Sadeh 21 par Ohad Naharin, le plus important chorégraphe qu’ait enfanté Israël et sans doute l’un des plus grands du monde. Bizarre, mais si beau …
On sait combien le Ballet de l’Opéra de Paris apprécie ce maître, on en a eu plusieurs fois la preuve, avec Perpetuum et Decadance, on sait le respect dont il est entouré, l’admiration éperdue qu’il suscite, au point d’être un des seuls créateurs chorégraphiques à avoir fait école, avec Hofesh Schechter et Sharon Eyal notamment, tandis que nombre de nouveaux talents d’aujourd’hui sont passés par la Batsheva dance Company, que Naharin dirigea jusqu’en 2018, et en ont été marqués de façon indélébile. Cela tenant évidemment à la force de sa personnalité et aussi au fait qu’il a inventé un mode de travail, on n’ose dire une technique, baptisée Gaga – mot qui sonne ridicule dans notre langue, mais pas dans la sienne – et consiste en un échange perpétuel avec les interprètes, voire les techniciens.
 

Ohah Naharin © Ilya Melnikov

Pour un danseur, comment résister ? Par exemple, avec ce Sadeh 21(le mot hébreu signifie champ) créé en 2011 à Jérusalem, et qui déroule simplement en courtes séquences des phases de mouvements sans rapport avec la moindre histoire, lançant les corps dans une étrange exploration de leurs possibilités gestuelles, de leurs envies mobiles, érotiques ou rythmiques, sans pour autant créer de récit, ou si peu. Sans non plus atteindre à des extrêmes déséquilibrés comme Forsythe a pu le faire, ou se vouloir explorations conceptuelles comme du temps de Cunningham.
Ici, sobrement vêtus de shorts et de t-shirts griffés Ariel Cohen, ils interrogent leurs mouvements, ou plutôt se laissent interroger par eux. Et c’est là que se révèle le génie de Naharin. Car, à force de ne rien vouloir dire mais seulement ressentir, un sens se dégage, porté par des musiques bien choisies, dues à de multiples compositeurs contemporains, dont le  subtil David Darling qui laisse comme un parfum schubertien. Comme si le pourquoi n’avait finalement intérêt mais seulement le comment.
 

© Yonathan Kellerman - OnP
 
Séquences donc, plutôt qu’enchaînements, où l’on voit se succéder des silhouettes isolées ou  groupées, sans la moindre cohérence logique, bougeant dans la seule intimité de leur propre mouvement, mais reliées par quelque infime chaine, celle du corps, lequel ne ment jamais, disait Martha Graham, qui fut la première directrice et inspiratrice de la Batsheva Dance Company. Sa force est toujours là. Mais si elle revêtait une dimension dramatique et des lignes graphiques, Naharin, lui , a oublié le sens des histoires et les laisse germer d’elles mêmes. Preuve d’un monde en plein chaos, dont, dans son pays si particulier, il ressent les violents effets.
 

Yonathan Kellerman - OnP
 
Mais une chose est certaine, c’est la virtuosité de ces soli, ou embrasements à plusieurs, la formidable vigueur animale qui se dégage de cette chorégraphie musculeuse, tout en force, en bondissements brusquement bloqués, et qui , pourtant, finit par dégager une véritable poésie, comme une nostalgie d’un Eden perdu, notamment sur la dernière image, splendide, où juchés sur un semblant de paroi qui domine la scène, les danseurs se laissent choir dans le vide, ou le noir, en un dernier appel du corps. Et qui donne de l’âme à cette magnifique déroute physique.
 

© Yonathan Kellerman - OnP 

Non par snobisme, mais par cohérence, Naharin a confié son œuvre à des danseurs du corps de ballet, tellement engagés qu’on se demande parfois s’ils ne viennent pas de la Batsheva, mais parmi lesquels, le spectateur conventionnel aura remarqué notamment la finesse de Naïs Duboscq, la stature presque chevaleresque de Takeru Coste, qui n’en finit pas d’être quadrille, la présence magnétique de Loup Marcault-Derouard. Mais tous sont portés par ce qu’on demande à leur corps, pour mieux le ressentir et le faire vivre, et tous sont superbes. On n’en regrette que plus qu’il n’y ait pas de salut final et que l’on applaudisse dans le vide quelque chose qui est fini, dissous et ne demande pas de mercis. C’est cela le collectif, et chez Naharin, il revêt un sens, une indéniable beauté, et une infinie tristesse.

 
Jacqueline Thuilleux
 

Ohad Naharin : Sadeh 21  - Paris, Palais Garnier, le 7 février ; prochaines représentations les 9, 11, 13, 15, 17, 18, 20, 21, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 29, février, 1, 2, mars 2024 // www.operadeparis.fr/saison-23-24/ballet/sadeh21
 
Photo © Gadi Dagon

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