Journal

Salomé selon Olivier Py à l’Opéra national du Rhin - Au bord ou dans l’abîme ? - Compte-rendu

On peut parler à l’infini de Salomé et des fantasmes qu’elle véhicule : elle est un gouffre où Wilde et Strauss, plus intéressés par l’univers chatoyant et morbide de Gustave Moreau, que par le graphisme pornographique d’Aubrey Beardsley, mirent en vrac les miasmes de l’air ambiant, en 1905, et leurs propres fantasmes, sur lesquels l’ombre de Freud était évidemment toute puissante, tant il avait ouvert de portes. Olivier Py dit, quant à lui, beaucoup de choses passionnantes sur sa vision de Salomé : il parle de l’effondrement des certitudes de l’occident, qu’incarne Hérode, «  homme moderne qui a tout et n’est comblé par rien », il parle de la transcendance dans l’art, but ultime de la danse de mort de l’héroïne, qu’il perçoit comme mystique, rejoignant en cela les symbolistes, il humanise Jean-Baptiste, plus sensible qu’à l’accoutumée dans ses clameurs d’anathème. Et l’on sait que le metteur en scène de l’inoubliable Dialogue des Carmélites, a les moyens de son propre désir d’absolu.
 
Dommage qu’avec l’aide du décorateur Pierre-André Weitz il se soit ici laissé déborder par la surabondance de visions sorties d’un méchant Walt Disney, où tout ce qu’il a pu trouver comme évocations d’un monde putride revit dans les tours de Manhattan, dans une somptueuse église où défilent les controverses d’hommes d’église, de synagogue, de temple et de mosquée, ou dans des images infernales de brasiers colorés comme des dessins d’enfants, après avoir ouvert sur une Salomé-Lulu, devant sa minable coiffeuse de bazar, comme une pauvre comédienne.

© Klara Beck / Opéra national du Rhin
 
Dommage que l’innocence de cette fillette hargneuse et perdue dans un monde étouffant où l’enfance et l’amour n’ont jamais eu leur place, soit évoquée par une tenue d’indienne emplumée tandis qu’elle descend voir Jochanaan au cœur d’un chromo de forêt amazonienne, image de paradis perdu. Cela implique-t-il de regarder le spectacle avec les yeux de la maternelle, si l’on ne veut pas le trouver totalement ridicule ? Dommage que Satan, tout peint de rouge, ait d’aussi jolies fesses sous ses grandes ailes, ce qui le rend charmant, que les corps nus de jeunes gens accomplissant laborieusement les gestes d’une partouze calibrée évoquent juste quelque fade bacchanale de peplum, alors que l’héroïne gravit les échelons de sa mort d’amour. Il n’y a plus là qu’un grand marché surabondant d’obscénités, où le blasphème-Salomé chevauchant de manière explicite un grand crucifix qu’elle trimballe à bout de bras sonne juste gras, ennuyeux et inutile.
 
Dommage vraiment, car le personnage féminin, auprès duquel tous les autres semblent des fantômes, y compris le Baptiste, est conduit jusqu’à sa perte cosmique d’une main ferme et inspirée : la soit-disant gamine marchant dans ses robes du soir comme un hussard, rampant devant Jochanaan comme une enfant léchant une vitrine avant de se muer en serpent cracheur. Et puis, il y a la fameuse danse, ratée comme à l’ordinaire car il s’agit d’un pari impossible, aucune chanteuse capable d’affronter le rôle ne pouvant le danser comme il le faudrait. Py a eu au départ une idée qui n’est pas mauvaise : la soprano ondulant langoureusement autant qu’elle le peut avant d’être entourée par une nuée de jeunes gens qui la cachent avant qu’elle ne ressorte sous les traits d’une danseuse masquée qui, elle, a les moyens de se dévoiler complètement. Mais si l’esthétique y trouve peut être son compte, l’éthique de la danse, elle, en est totalement absente, car celle-ci doit reposer non sur la seule frénésie érotique mais sur la fascination exercée par une seule silhouette en mouvement répétitifs jusqu’au sacrifice final. Là est la transe, là est l’hystérie, l’Immortelle Hystérie de Huysmans, mais l’on sait combien cette séquence est redoutable et on n’en tiendra rigueur ni au metteur en scène, ni aux interprètes.
 
Heureusement, l’Opéra du Rhin a su rassembler un plateau qui emporte toutes les réticences, à commencer par la fougueuse et pantelante Finlandaise Helena Juntunen, exacerbée jusqu’à la moelle de son chant strident, ce qui va bien à la mise en scène. Splendeur aussi du tonitruant mais non hurlant baryton Robert Bork, lequel parvient à émouvoir dans un rôle qui ne fait généralement qu’impressionner, et superbe Page de Yael Raanan Vandor, face à un couple assez effacé, Hérode et Hérodiade, incarnés par Wolfgang Ablinger-Speerhacke et Susan Maclean, que Py a peu mis en valeur. Tandis que l’excellent Julien Behr est lui très présent en Narraboth.

Reste la longue transe paroxystique que le chef doit tirer de l’orchestre, en la modulant souplement de façon à ne pas trop abuser de son énormité dramatique et sonore. Contantin Trinks a certes en lui toute la dynamique de violence et de désespérance qui conduisent au chaos final et le Philharmonique de Strasbourg lui répond passionnément. Reste que même pourrie, Salomé est une enfant perdue dont la musique de Strauss évoque en un lyrisme déchirant les aspirations mal nommées avant de se cristalliser sur l’impossibilité de s’atteindre elle-même à travers l’autre. Car c’est elle-même qu’elle cherche dans la tête de Jochanaan, évidence évoquée par René Girard et que seul Maurice Béjart sut si finement développer dans le solo qu’il bâtit pour Patrick Dupond sur ce thème. Un déchirant drame de la solitude, que Strauss voulait que l’on jouât par moments comme une musique elfique. Cela ne ressort pas.
 
Jacqueline Thuilleux

logo signature article

Strauss : Salomé - Strasbourg, Opéra, 10 mars ; prochaines représentations les 13, 16, 19 & 22 mars, puis à Mulhouse (La Filature) les 31 mars & 2 avril 2017 (la représentation du 31 sera dirigée par Manfred Mayrhofer) / www.operanationaldurhin.eu   
 
Photo © Clara Beck

Partager par emailImprimer

Derniers articles