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Sebastián Durón au Teatro de la Zarzuela de Madrid – Le beau méconnu
On célèbre en 2016 les trois cents ans de la disparition de Sebastián Durón. Célébrer… est peut-être beaucoup dire. Car ce compositeur baroque espagnol, à cheval sur les XVIIe et XVIIIe siècles, commence seulement à voir sa renommée sortir de l’ombre. C’est ainsi qu’une petite vingtaine de disques est venue ces dernières années chanter sa gloire. Frémissement discographique qui semble actuellement devoir se précipiter (1). Combiné, il est vrai, à tout un courant de recherches musicologiques que ponctuent essais biographiques (2) et associations (3).
Rien d’étonnant dès lors que Leonardo García Alarcón (photo), pour sa réapparition comme chef dans la fosse du Teatro de la Zarzuela de Madrid, ait tenu à s’attacher à ce compositeur. Avec deux de ses ouvrages lyriques emblématiques : La guerra de los gigantes (« La guerre des géants »), daté de 1702, couplé avec El imposible mayor en amor, le vence Amor (titre à rallonge à la manière baroque, signifiant : « Le plus impossible objet de l’amour, le surmonte Cupidon »), daté de 1710. Il n’en reste pas moins que sous nos latitudes, Durón demeure un grand méconnu des concerts et récitals. Une petite présentation s’impose donc pour les mélomanes francophones.
Qui est Durón ?
Sebastián Durón naît le 19 avril 1660 à Brihuega, bourgade non loin de Guadalajara, à l’est de Madrid. Après une formation musicale en compagnie de son frère, il entame une carrière d’organiste qui le mène à Saragosse, Séville et différentes villes de Castille, puis enfin à la Chapelle royale de Madrid en 1691. Il devient peu après musicien attitré de la cour, et c’est à ce titre qu’il se lance dans la composition de pages religieuses et profanes, dont un certain nombre d’œuvres lyriques. Mais l’époque politique en Espagne est à l’heure des changements : à la dynastie des Habsbourg succède en 1706 définitivement celle des Bourbon. Durón, trop lié à l’ancienne royauté, subit alors une disgrâce. Qui l’oblige à émigrer à Pau et à Bayonne, où il reçoit la protection de la famille royale déchue. Ses ouvrages n’en continuent pas moins à être exécutés à Madrid. Il meurt en exil, le 3 août 1716, à Cambo-les-Bains (où presque deux siècles plus tard, devait s’éteindre un autre grand musicien espagnol : Isaac Albéniz).
Un musicien charnière
Durón est donc un musicien à la charnière de deux époques en Espagne : entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, certes, mais surtout entre une monarchie éminemment espagnole dans ses goûts et son étiquette, et un règne d’esprit plus cosmopolite – ce qui, en musique, se traduit par l’influence grandissante italienne. Durón succède ainsi dans les faveurs de la cour et du public à ces compositeurs lyriques espagnols que sont Juan Hidalgo (1614-1685) et Juan de Navas (1647-1709), et fait le lien avec Antonio Literes (1673-1747) et José de Nebra (1702-1768). Un lien esthétique également ; qui lui vaudra les foudres du Padre Feijoo, gardien intransigeant de la stricte orthodoxie contrapuntique espagnole, l’accusant de sacrifier aux italianismes. Il laisse une œuvre abondante : religieuse latine (plus de 60 messes, motets, lamentations, psaumes…), cantates en castillan (une centaine de villancicos et tonos polifónicos), à côté d’une quinzaine d’ouvrages lyriques. Des zarzuelas et opéras pour ces derniers, à une époque où ces dénominations ne sont pas formellement tranchées. C’est ainsi, pour s’en tenir à notre compositeur, que Selva encantada de amor et Coronis portent le titre « zarzuela » bien que dépourvus de tout dialogue parlé (qui d’une certaine façon fonde le genre même de la zarzuela), alors que La guerra de los gigantes est spécifiée « ópera » – première dans l’histoire lyrique du pays de l’intitulé en espagnol « opéra », jusqu’alors peu usité, en Espagne ou ailleurs.
La redécouverte actuelle du compositeur émerge au début du XXe siècle, avec notamment les travaux de Felipe Pedrell, pour désormais exploser, l’actuel mouvement baroqueux aidant, à l’appui d’une quarantaine de partitions nouvellement éditées. C’est surtout son œuvre lyrique qui est mise à l’honneur, et le place désormais parmi les grands compositeurs de la période baroque espagnole.
Durón selon García Alarcón
Attardons-nous sur sa personnalité et ses deux ouvrages lyriques présentés prochainement à Madrid, à travers les propos recueillis auprès de Leonardo García Alarcón. « Durón témoigne d’un génie à la hauteur de celui des plus grands musiciens dans l’Europe de son temps. L’analyse de ses partitions m’a surpris par leur incroyable richesse. Tout le contraire de la sécheresse que l’on prétend parfois… On n’a pas encore abordé suffisamment cette musique avec les affects intrinsèques nécessaires, pour la restituer comme elle l’était à l’époque. L’Amérique latine, d’où je proviens, garde d’une certaine manière le secret, par-delà les siècles, de la rhétorique baroque hispanique. »
« Il s’agit ici de deux œuvres très dissemblables. La guerra de los gigantes se présente comme une « loa », selon le terme espagnol, c’est-à-dire un prélude à une pièce plus vaste. Le sujet de la bataille entre les géants et Jupiter est prétexte à une forme de colère en musique développée pour un grand chœur ou un double chœur, accompagné des solistes. Un peu l’esprit concitato, agité, que l’on retrouve en Italie. Les airs, en revanche, pourraient rappeler des airs à la française. Une synthèse entre tono humano espagnol, air de cour et drame musical. Une manière de grand Combattimento ! »
« El imposible mayor serait pour sa part plutôt une sérénade à deux personnages, Jupiter et Amour ou Cupidon, avec les ressorts amoureux sous-jacents. À travers un développement d’arias, d’arias da capo, de récitatifs et d’accompagnements d’orchestre de couleur presque napolitaine. Avec une façon de traiter les chromatismes qui est signée d’un grand madrigaliste. Le madrigal est absent de La guerra de los gigantes : en place du grand chœur, cette fois quatre voix qui dialoguent. Cette opposition entre les deux pièces se traduira aussi dans la mise en scène, avec une rupture voulue. Au point que l’on pourra penser qu’il s’agit de deux metteurs en scène différents ! Gustavo Tambascio, le metteur en scène, argentin comme moi mais qui vit à Madrid, est habitué du théâtre classique espagnol, de Calderón par exemple, par ailleurs grand librettiste de zarzuelas. Il était donc tout désigné pour des zarzuelas baroques. » On l’aura compris, le voyage à Madrid s’impose.
Pierre-René Serna
(1) Notons les deux récents enregistrements de l’ensemble A corte musical, chez Pan Classics : La guerra de los gigantes, et le tout frais « Lágrimas, amor », arias chantés par Eva Juárez. À signaler aussi : Tonadas, chantées par Raquel Andueza, Naxos ; la zarzuela Salir el amor del mundo, dir. Savino, Dorian ; des extraits de deux autres zarzuelas, Veneno es de amor la envidia et El imposible mayor en amor le vence Amor, dir. López Banzo, Harmonia Mundi ; ainsi que Villancicos & Tonos polifónicos, dir. López Banzo, Harmonia Mundi.
(2) En particulier, pour qui dominerait la langue de Cervantès : Paulino Capdepón Verdú, Sebastián Durón y la música de su época, édition « Académica del Hispanismo », 2013 ; et Raúl Angulo Díaz, La música escénica de Sebastián Durón, édition « Fundación Gustavo Bueno », 2015.
(3) Comme le « Projet Sebastián Durón » : www.sebastianduron.com
Durón : La guerra de los gigantes et El imposible mayor en amor le vence Amor (dirigés par García Alarcón à la tête de la Capella Mediterranea, avec notamment Vivica Genaux, dans une mise en scène de Gustavo Tambascio) – Madrid, Teatro de la Zarzuela, les 17, 18, 20, 22 et 23 mars 2016.
teatrodelazarzuela.mcu.es/es/temporada/lirica/gigantes-mayor-amor-2015-2016
Photo Leonardp García Alarcón © Jean-Baptiste Millot
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