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« Stravinski et la danse » au Capitole de Toulouse - L’art du choix - Compte-rendu
Premier vrai coup d’envoi que ce spectacle Stravinski, manifeste chorégraphique et intellectuel de Kader Belarbi, officiellement directeur du Ballet du Capitole depuis l’été dernier : bien que ses chorégraphies, (dont la Reine morte) et sa présence aient été marquants les saisons précédentes dans le processus de renouvellement de la superbe troupe. Car celle-ci tient bon, mettant en avant des éléments brillants, comme David Galstyan, des personnalités fortes et une tenue d’ensemble qui témoigne d’une vitalité accrue et d’une remarquable rigueur formelle : après le règne de la balanchinienne Nanette Glushak, voici celui de Belarbi, personnalité majeure de l’Opéra de Paris lorsqu’il y était étoile. Ce sont là des écoles qui ne laissent pas de place à la faille.
Le choix du nouveau directeur suscite d’emblée l’admiration, car en se plaçant sous l’égide de Stravinski, le compositeur sans doute le plus important de l’histoire du ballet avec Tchaïkovski et Prokofiev, il dit sa fidélité à l’héritage d’un siècle qui a su faire de la danse une révolution incessante, tout en gardant l’équilibre et la force graphique et émotionnelle du langage défini à partir du XVIIIe. Mais il n’a pas cédé, à l’heure où les Ballets Russes ne cessent d’être célébrés, à la tentation de la reconstitution, et ne reprend aucune chorégraphie d’origine. Mieux, il ajoute un maillon à la même chaîne : celle d’une inventivité inquiète, vigoureuse, mais non sacrilège. Stravinski, oui, mais celui de l’après guerre, lorsque la terrible tourmente a balayé les rêves nés dans la première vague russe, marquée par les langoureux et orientalisants Schéhérazade ou Thamar, les russissimes Oiseau de Feu, et autres Danses du Prince Igor, les romantiques Sylphides ou Carnaval. Une deuxième vague d’inspiration marque alors l’œuvre du compositeur, autant que la demande de Diaghilev, ouverte sur le nouvel esprit du temps.
Le mieux était donc de montrer avec des regards neufs cet autre pan de son œuvre destinée au ballet : pour le Stravinski - Pergolèse de Pulcinella, créé en 1920 à l’Opéra de Paris, neuf ans après Petrouchka, dont il est le frère acide, européen et baroque, voici le hollandais Nils Christe, grand chorégraphe un peu trop oublié en France. Une trivialité colorée, un sens du mouvement et des changements d’humeur très Commedia dell’Arte, caractérisent cette délicieuse pochade, piquante et accrocheuse, dont Christe modifie un peu l’argument mais non la portée sarcastique, et que créa le Scapino Ballet à Amsterdam en 1987. Petite reine de ces tréteaux en folie, Maria Gutierrez, en alternance avec Pascale Saurel, y est une fois de plus pétillante et jubilatoire sans apprêts ni mignardise. Un pur régal de la voir gambader avec ses pantalons festonnés au milieu de ces longs nez.
Avec la Symphonie de Psaumes, qui touche aux zones les moins tapageuses de Stravinski, on plonge dans la quête spirituelle qui le porta jusqu’à la fin de sa vie : sa foi profonde s’y exprime, bien que contrée constamment par des ruptures de style occidental qui ramènent aux premiers temps de la Renaissance. Là, Belarbi a puisé dans le répertoire majeur du ballet du XXe siècle, avec la finesse sombre, la profondeur métaphysique du tchèque Jiri Kylian. Une approche introvertie, apparemment difficile à projeter sur la scène. Elle épouse pourtant parfaitement la sévérité voulue par Stravinski qui a pour cela réduit l’orchestre au minimum, au profit du chœur, chantant le latin de la Vulgate, Ici l’émotion ne passe pas par la séduction,ce qui témoigne d’une ambition osée dans la sphère néoclassique. On en garde le souvenir de lignes ployées, d’échappées solistes aussi prenantes que serrées sur elles –mêmes. Une œuvre magnifique, qui fascine le public depuis sa création en 1978, et pousse les danseurs au meilleur d’eux-mêmes.
Passer ainsi des pichenettes de Pulcinella à la réflexion austère de ces Psaumes, voilà déjà un voyage riche d’émotions. L’achever sur Noces était une façon de l’ouvrir encore au passé et au futur. L’œuvre, créée en 1923 à la Gaîté lyrique, était une succession de séquences durement scandées qui montrent un couple de mariés projetés l’un vers l’autre, dans la quasi transe de la fête, alors qu’eux n’y sont que ballottés sans volonté. L’œuvre, là aussi sans séduction, tient âprement en haleine, comme un mini Sacre du printemps, et Nijinska, sœur du danseur, puis Béjart en ont laissé des versions aussi impressionnantes qu’éprouvantes. Celle que Belarbi a puisée chez Stijn Celis, un chorégraphe belge encore inconnu en France et qui ne devrait guère le rester, témoigne d’une provocante sauvagerie canalisée par un sens puissant de la registration scénique. Empreinte d’un érotisme lourd, son approche quasi animale des personnages permet à chaque membre de la troupe d’enrichir son discours par sa tonalité propre. Ce qui donne aux motifs répétitifs un pouvoir expressif inhabituel. Une sorte d’ascèse chorégraphique qui montre combien ce retour aux couleurs russes, enrichi des sources musicales et religieuses occidentales, peut déboucher sur une modernité totale. Quoi de plus fidèle à l’esprit des Ballets Russes et de Stravinski ?
Evénement donc, ce programme l’a été, et notamment parce qu’il rassemblait, ainsi que du temps de Diaghilev, une foule d’éléments artistiques de première grandeur qui lui donnaient son exceptionnelle qualité : autour des danseurs possédés par cette musique exaltante et contraignante à la fois, l’union des Chœurs, de l’Orchestre national du Capitole, comme toujours suspendu à son chef, et de la baguette galvanisante de Tugan Sokhiev, a donné sa densité à une soirée qui marquera dans l’histoire de la compagnie toulousaine. Le choix de Kader Belarbi a témoigné là encore d’un véritable sens de la synthèse en mariant ces trois moments si typés de l’œuvre de Stravinski : sans doute parce qu’il est lui-même créateur. Et d’une harmonie totale avec le directeur du Capitole, Frédéric Chambert, et le chef star Sokhiev, pour aboutir à ce résultat exceptionnel. Pareille entente est à saluer.
Jacqueline Thuilleux
Toulouse, Théâtre du Capitole, 25 octobre 2012
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Photo : David Herrero
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