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Tristan et Isolde à l’Opéra national du Rhin - Vers l’extase, malgré… - Compte-rendu
Tout avait bien commencé - ou presque - malgré un début un peu sec, où l’emportement du chef Axel Kober ne trouvait pas encore sa pleine nécessité, et où le Philharmonique de Strasbourg, demandait à se chauffer, à se velouter : mais d’emblée, une force de persuasion qui, on en était sûr, allait nous tenir en haleine. On avait passé sur la déception du rafiot années 40, au lieu de quelque nef antique qui aurait eu le tort majeur de tenter de nous faire rêver. On avait si peur d’être démodé, de ne pas comprendre qu’il fallait aller au-delà du mythe pour descendre en chacun de nous, on avait admis la volontaire absence de charme des costumes, pour aller à l’essentiel de fringues ingrates dessinées par le metteur en scène lui-même, Antony McDonald, (en se disant que tant qu’à transposer les légendes en marché d’images quotidiennes, pourquoi ne pas les placer aujourd’hui, tout simplement). Bref, on avait compris que l’œil ne se régalerait pas mais ne serait pas trop heurté, à force de pratiquer ces décalages, communs aujourd’hui.
Et surtout l’oreille était déjà « embarquée » dans un ouragan : dès ses premières notes, la brûlante Melanie Diener, Isolde rousse comme une vraie irlandaise, lançait ses imprécations comme une belle furie, d’une voix aussi démesurée que la grand-voile absente, tandis que Brangäne, la sud-africaine Michelle Breedt, chignon pré-choucroute, lui donnait vaillamment la réplique : splendides dans leur affectueux affrontement, se débattant dans leur isolement féminin au cœur d’un univers d’hommes franchement hostile, et notamment contre le superbe macho Kurwenal, Raimund Nölte, voix d’airain et prestance de Clint Eastwood.
L’orchestre très vite, avait trouvé ses marques et le chef savait décrypter les grands tournants du désespoir d’Isolde, notamment lorsqu’elle avoue son amour pour Tristan, que Brangäne ne comprend pas encore. L’arrivée de Tristan, le cher Ian Storey dont on sait qu’il n’est pas Ben Heppner mais qu’il a en lui de grandes ressources expressives, accentuait l’émotion, même si au moment du philtre, on regrettait un peu le côté sacramentel d’une coupe fatale remplacée par un gobelet de voyage, après avoir remarqué que l’épée ressemblait à un coupe-papier. L’essentiel, toujours l’essentiel. Bref, on était presque chavirés.
Au deuxième acte, pas de scintillement nocturne, alors que la musique frémit : on espère Klimt, on a un mur de béton bien sale. Les deux femmes reprennent leur duo toujours à la limite de l’hystérie, et Mélanie Diener a retrouvé ses aigus, qui vacillaient un peu au 1er acte, emportés par sa fureur. Tristan, plus tendre, laisse oublier ses failles et séduit par son timbre chaud, sa véhémence mortelle. Tout cela ouvert sur la mer heureusement, mais déroulé dans une chambre façon hôtel de gare : du coup les amants, effondrés devant un papier-peint jaunâtre, ressemblent à un couple adultère, celui de cet amour impossible qu’évoque le metteur en scène, alors que la voix de Wagner crie l’impossibilité de l’Amour absolu, ce qui est d’une toute autre portée, et bien plus ambitieuse.
Au troisième acte, triomphe de Kurwenal, qui éponge tendrement son seigneur, toujours sur fond de mer, dans une chambre croûteuse. Là, encore et surtout, Raimund Nolte bouleverse par sa sobriété tendue, la force claire de son chant. Là encore, Ian Storey est déchirant, vrai Amfortas dont l’âme et le corps suppurent. On oublie le lavabo peu romantique pour n’entendre que cette voix brisée, mais dont les fêlures, pas toutes psychologiques s’accordent avec l’agonie de Tristan. Ensuite, on passe, mal sur la platitude du Marke d’Attila Jun, et sur un combat mortel où les couteaux évoquent une rixe sicilienne. Puis Isolde se met à mourir, et là, épreuve suprême : tout en perdant la vie, Diener a perdu une partie de sa voix - ce qui n’était pas arrivé à la première, semble-t-il - et on a mal pour cette formidable artiste. Elle plane d’une seule clameur sans notes, tandis que le chef ne lui fait guère de cadeau. Il ne peut se le permettre, car il a une partie suprême à défendre, celle que joue avec lui un orchestre chauffé à blanc, emporté vers l’extase de l’anéantissement suprême que Wagner inocule miraculeusement dans sa musique.
Et, autre cruauté machiste, si l’on supporte que Tristan exhale ses affres d’une voix morcelée, brisée, on ne le pardonne pas à Isolde, laquelle doit s’envoler en bonne forme vers des cieux incertains. Et puis, tout s’efface, elle se retrouve seule, et repart en coulisses comme après une migraine ou un mauvais rêve, loin du nirvâna bouddhique envisagé. Pourtant, grâce à la puissance d’engagement de la fosse, d’où le chef nous conduit à une véritable osmose avec cette musique qui jamais ne faiblit, l’on sort de ce Tristan et Isolde bouleversé, transporté. On a vogué. Magie du philtre wagnérien.
Jacqueline Thuilleux
Wagner : Tristan und Isolde – Strasbourg, Opéra, 21 mars 2015, prochaines représentations les 24, 30 mars, 2 avril, puis les 17 et 19 avril 2015 (Mulhouse, La Filature)
www.concertclassic.com/concert/tristan-et-isolde-de-wagner-mis-en-scene-par-antony-mcdonald
Photo © Alain Kaiser
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