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Tristia de Philippe Hersant sous la direction de Teodor Currentzis à Hambourg – Un opéra pour chœur – Compte-rendu
Avec ces trois recueils, c’est comme si quelque édifice grandiose avait commencé de s’édifier pierre à pierre, qui, de façon miraculeuse, aurait attendu quelque « prince charmant » pour révéler son architecture sans équivalent. Car un beau jour, Teodor Currentzis, ce chef qui a hissé ses choristes et instrumentistes de l’Ensemble MusicAeterna l’Opéra de Perm (Russie) à un niveau exceptionnel, écoute l’enregistrement d’Instants limites, en tombe amoureux et commande illico au compositeur un « quelque chose » à partir de ces textes. Il suggère d’y ajouter des poèmes russes –tant il est vrai qu’au pays du Goulag, la « parole de prison » n’est pas une matière rare… – pour faire de ces brefs recueils d’un quart d’heure chacun, un objet musical non identifié qui pourrait remplir la soirée. Sidérant de force et de grandeur, cet « OMNI » fut créé à Perm en 2016, et repris à Vienne, Berlin et Hambourg en octobre 2018. Rarement aura-t-on entendu et vu un spectacle musical contemporain si prenant, à la fois si immédiatement accessible, et si parfaitement original.
La musique d’abord : comme on sent le compositeur en osmose avec cette Russie des réprouvés, celle de Soljenitsyne, et comme on le sent proche des mondes de Moussorgski et Chostakovitch ! Il peut même arriver (dans le poème de Mandelstam « je suis perdu dans le ciel ») qu’on se croie invité à une insolite cérémonie orthodoxe, dans ce temps si lisse qu’on y perd la perception de la durée … Mais un « grand » est toujours lui-même avant tout : ces « harmoniques russes » de l’inspiration n’empêchent jamais Hersant d’être parfaitement lui-même. Ainsi, le poème Acellucciu, le petit oiseau chanté en corse, a cappella, sonne comme un hommage à la chanson française de la Renaissance (Clément Jannequin – jolie illustration du « torniam’ all’ antico, sarà un progresso" de Verdi). Et le charme permanent de son écriture instrumentale tient à la fois à ses ascendance, ravéliennes pour sa poésie, et viennoises (Webern) pour sa rareté, et à l’extrême variété de son inspiration, à chaque instant renouvelée. Ces instruments n’« accompagnent » pas. Ils enrobent, pimentent les textes chantés (un roulement de tambour ou un solo de violoncelle ici ; un piccolo et des cuivres bouchés là, un violon haut perché ...). Ils savent aussi consoler : l’association de l’accordéon et des cuivres bouchés bercent les chanteuses du Gentil zek, et le « prix de la consolation » revient sans aucun doute au basson, qui chante une mélopée dans tous les poèmes de Takezo, et particulièrement dans le dernier —bouleversante « Quiétude de l’âme » qui vient terminer l’œuvre en envoyant ses auditeurs au Ciel (3) : www.youtube.com/watch?v=7suswQni_Lk
Le public n’est pas face à des chanteurs qui exécutent une partition, mais qui la vivent. Depuis la création en 2016, les interprètes se sont tellement appropriés l’ouvrage qu'au lieu du « concert de chœur » habituel, par nature figé, un spectacle pour chœur – sans décors ni costumes – s’est épanoui devant tous les spectateurs de cette tournée de 2018. On ne sait qu’admirer le plus : la beauté du son de ce groupe, sa cohésion, le sentiment qu’il donne de n’être qu’un seul corps aux multiples nuances qui nous irradient ; la splendeur des voix solistes, et l’écoute de ceux qui ne chantent pas….sans parler du côté surprenant de cette mise en mouvement (plutôt que mise en scène) de cette musique, indéfiniment réinventée et prise en charge par les musiciens sous la direction inspirée de Currentzis.
Le chef est désormais ici, là, partout, tantôt face à ses choristes, tantôt au milieu d’eux ; lui-même initiateur et partie prenante d’une chorégraphie qu’il remodèle sans cesse pour être adaptée à chaque salle où Tristia est représenté. Pièce après pièce, mais parfois dans une même pièce, des groupes de chanteurs et d’instrumentistes se forment, se déforment – côté scène comme parfois côté spectateurs ; on va, on vient, on monte et descend, tourne dans un sens puis dans l’autre, on est sur la scène et dans le public, on entre et sort de scène sans que jamais aucun de ces mouvements ne vienne parasiter l’écoute. Incroyable efficacité de la musique gestuelle, toujours aérienne et tour à tour féline ou violente, de Currentzis, à la fois démonstrative, chorégraphique et parfois fort économe (deux doigts suffisent pour un decrescendo) ; il semble maintenant faire corps tout à la fois avec la partition et avec ses musiciens. Et du coup, il exprime physiquement toute la puissance contenue de l’œuvre de Hersant.
Si l’on adhère à la définition de l’opéra donnée par Dominique Jameux (« c’est un fait de texte et de musique mêlés, dont le but est que ni ses interprètes, ni son public ne sortent dans le même état qu’ils y étaient entrés »), oui Tristia (titre emprunté à un recueil de Mandelstam paru en 1923), qui aurait pu n’être qu’un assemblage de chœurs chantés dans différents langues et « accompagnés » de quelques instruments, est un authentique « opéra pour chœur ». Cette œuvre magnifique nous harponne dès sa première note, nous laisse éblouis, courbatus et ne nous lâche plus.
A ce jour, nous ne connaissons rien qui puisse lui être comparé.
Stéphane Goldet
(2) Deux de ces recueils ont été enregistrés : Instants limites par l’Ensemble vocal Aedes dirigé par Mathieu Romano (AECD 1334) et Métamorphoses par l’Ensemble vocale Sequenza 9.3 dirigé par Catherine Simonpietri (DECCA 4814968). Citons également, parmi la vingtaine de pièces chorales antérieures, Les poèmes chinois pour chœur de chambre et piano (Ensemble Les Elements de Joël Suhubiette, Erato) et Clair Obscur, pour choeur mixte et viole de gamme (Ensemble Sequenza 9.3., direction : C. Simonpietri, Decca).
(3) Plusieurs extraits de la création à Perm en 2016 sont visibles sur Youtube.
Hersant : Tristia (pour chœur mixte et ensemble instrumental sur des textes de Mandelstam, Chalamov et de prisonniers français et russes) - Hambourg, Philharmonie de l’Elbe, 26 octobre 2018
Photo © A. Yanez
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