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Trois questions à Jean-Baptiste Dupont, organiste titulaire de la cathédrale Saint-André de Bordeaux – Adieux et dynamique d’avenir
Quelles sont les étapes marquantes de l'histoire de la tribune dont vous êtes titulaire ?
Jean-Baptiste DUPONT : L’histoire des orgues de la primatiale Saint-André de Bordeaux est des plus singulières et mouvementées, notamment au début du XIXe siècle avec l’affaire de l'échange des orgues. La première mention d’un orgue à la cathédrale remonte à 1352, instrument détruit par l’effondrement des voûtes occidentales en 1427 et aussitôt reconstruit. Réparé et agrandi en 1521, cet orgue était d’un aspect imposant. Ainsi un chroniqueur anglais, Andrew Boorde, de passage à Bordeaux en 1535, écrit : « Dans la cathédrale Saint-André se trouvent les plus belles et les plus grandes orgues de toute la chrétienté […] ». Une reconstruction est confiée à Antoine Lefebvre en 1611. Les nombreuses malfaçons entraînent un long procès. Lefebvre est condamné en 1624. Il faut dix ans à Valéran de Héman pour refaire à neuf le grand orgue dès 1627. Le chanoine Lopès écrivait en 1667 : « Au fond de la nef est eslevé le grand orgue de cette église […] et on n’en void point de plus grand dans tout le royaume » [sic].
Cet orgue, ainsi que la quasi-totalité du mobilier de la cathédrale, disparaît à la Révolution. En 1804, le chapitre réquisitionne l’orgue de Saint-Pierre de La Réole, construit en 1766 par Micot. L’orgue est installé à la cathédrale, sur une nouvelle tribune, en 1810. On songe aussitôt à échanger l’intérieur de cet orgue avec celui de l’abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux, car l’orgue de Micot s’avère insuffisant pour la primatiale. Attribué à Dom Bedos de Celles et construit en 1748, l’orgue de Sainte-Croix était considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la facture d’orgue. Les buffets demeurent à leurs places respectives et celui de la cathédrale (Micot) est agrandi. Les travaux s’achèvent en 1816 et, bien que l’on fût ravi de la majesté des sons, le résultat fut bien en dessous de ce qui était espéré. De 1837 à 1841, le facteur Henry effectue une nouvelle restauration et modifie le grand buffet. Entre 1875 et 1877, Wenner agrandit l’orgue. Afin de masquer l’imposante boîte expressive du Récit, le buffet est une nouvelle fois modifié, par l’ajout d’un étage supplémentaire dans sa partie centrale.
Un projet de restauration de cet orgue voit le jour dans les années 1960. Ce projet déclenche une immense polémique à la suite de laquelle il est décidé de retirer le matériel de Dom Bedos, en vue de le restituer à Sainte-Croix, et de réaliser un orgue neuf à la cathédrale en réutilisant le buffet et une partie du matériel de Wenner. D’abord confiés à Beuchet-Debierre, ces travaux, après quelques rebondissements (dont la décision hâtive de reconstituer le buffet dans un état antérieur à 1875, entraînant hélas la disparition du Récit symphonique), sont attribués à la Société Danion-Gonzalez, qui réalise un orgue entièrement neuf de 1973 à 1975. Ce n’est qu’en 1982 que les nouvelles grandes orgues peuvent se faire entendre, à la suite de la restauration des voûtes deux premières travées de la nef. Conçus en traction mécanique, les tirages de notes du nouvel instrument doivent être électrifiés par la même maison Danion dès 1987. Présentant de nombreux défauts de conception et de réalisation, cet orgue est, par la suite, l’objet d’une dizaine de campagnes de travaux pour tenter de l’améliorer. À partir de 2012, un projet de réfection des grandes orgues voit progressivement le jour et son principe est acté en 2016.
Pourquoi un orgue neuf et de quelle esthétique ?
J.-B. D. : On constate à la lecture de cet historique combien la cathédrale a joué de malchance avec ses orgues : tantôt détruites, tantôt ratées... Les problèmes rencontrés entre 1982 et 1987 nous évoquent inévitablement ceux de 1611. Dès le départ, cet orgue présentait de graves lacunes dans sa conception et sa réalisation, de l’aveu même de l’harmoniste de Danion-Gonzalez. On ne peut qu’être attristé du fait qu’il fallut quarante ans de polémiques et de combats pour arriver à un tel résultat, sans parler du gâchis financier.
Ainsi, en juillet 2012, dès ma prise de fonction en tant que nouveau titulaire de cet instrument, je tirais la sonnette d’alarme et obtenais la réalisation d’un état sanitaire pour faire le point sur l’état de l’orgue, comprendre et analyser les problèmes techniques et acoustiques, tout en évoquant les pistes possibles pour l’avenir. Devant l’ampleur et le coût très important des travaux à mener pour restaurer et corriger les erreurs de conception de l'orgue, nous avons évalué que la seule solution réellement satisfaisante serait de construire une partie instrumentale neuve dans le buffet classé monument historique, lui-même restauré et doté d’une structure garantissant une meilleure stabilité à l’ensemble.
Le projet d’orgue neuf veut, avant tout, éviter de reproduire les écueils du passé. Il veut doter la cathédrale d’un orgue réalisé selon des critères techniques et artistiques très élevés : ceux que l’on est en droit d’attendre de tout instrument de musique mis entre les mains d’artistes d’exception. Il tient compte des propriétés acoustiques de la cathédrale, pour que l’orgue puisse y sonner de façon optimale, et il cherche à apporter une certaine nouveauté sur le plan esthétique et technique. Il se résume ainsi : création d'un grand orgue européen du XXIe siècle, dans une synthèse esthétique nouvelle et homogène, tenant compte des particularités acoustiques de l’édifice.
Il est difficile de décrire succinctement la ligne esthétique choisie. Elle est pensée sur une ossature sonore d’esprit romantique pour sa technique de mise en œuvre et l'impact acoustique dans l’édifice. Sur cette base pourrait être créée une synthèse sonore s’influençant d’autres esthétiques européennes (germanique et anglo-saxonne), non dans l’esprit d’avoir plusieurs orgues en un, mais dans l’esprit d’une synthèse sonore tout à fait homogène. Un certain nombre de nouveautés techniques et sonores permettrait l’exploration de nouvelles couleurs pour la musique du XXIe siècle.
Il est important de ne pas oublier que ce projet s’insère dans un contexte particulier : celui de l’orgue bordelais. D’un point de vue esthétique, ce projet apportera une certaine nouveauté par rapport aux autres instruments. Bordeaux est une ville avec un patrimoine organistique d’une grande richesse mais malheureusement sous-entretenu et sous-exploité. À côté de trois grands instruments restaurés ces vingt dernières années (Sainte-Croix, Saint-Michel, Saint-Louis), il reste beaucoup à faire et des orgues tout à fait remarquables sont en quasi-état de ruine (Notre-Dame, Saint-Seurin, Dominicains, Saint-Pierre, etc.). Espérons que la dynamique apportée par le projet à la cathédrale contribue à faire avancer les choses. Bordeaux a le potentiel pour devenir une ville d’orgue à l’instar de Toulouse ou de Strasbourg.
De l'instrument actuel à celui de l'avenir : quel projet culturel ?
J.-B. D. : Depuis 2015, l’association Cathedra, musique sacrée à la cathédrale de Bordeaux, œuvre pour le rayonnement de la musique et pour celui des orgues de la cathédrale. Elle s’est fait une place dans le paysage culturel bordelais en organisant une trentaine d’évènements annuels depuis sa création, sous la direction artistique conjointe d’Alexis Duffaure (maître de chapelle de la cathédrale) et de moi-même. Pour l’heure, l’orgue actuel étant de plus en plus problématique, tant par son état sonore que son fonctionnement, nous avons pris la décision de ne pas prolonger son utilisation pour des manifestations culturelles et des concerts au-delà de cette saison. Nous avons eu, cet été, une belle dernière édition du festival d’orgue et nous dirons « adieu » à l’orgue Danion-Gonzalez lors de trois concerts exceptionnels (3). Ce cycle « les maîtres de l’orgue » permettra de l’entendre pour la dernière fois en concert les 12, 14 et 16 octobre, avec trois programmes très variés allant de l'intégrale des Chorals de Leipzig de Bach à une transcription du Sacre du printemps. Nous recevrons pour l’occasion Kalevi Kiviniemi (Finlande) et Stephen Tharp (États-Unis). J’aurai la charge de donner le tout dernier récital, le 16 octobre.
L’association Cathedra est aussi animatrice de la souscription qui a été lancée en octobre 2016 (4). La majorité des fonds proviendront du mécénat, et un tel projet dans sa globalité coûte cher : il avoisine les trois millions €. L’objectif est que les fonds nécessaires soient réunis vers 2020. Dans ce cas, le nouvel orgue pourrait se faire entendre, au mieux, en 2023.
L’État est propriétaire de l’orgue et la Drac Nouvelle-Aquitaine est maître d’ouvrage. Avec un peu de retard sur le calendrier prévu, nous sommes dans l'expectative des résultats de l’étude préalable pour le buffet classé, prévus pour la fin de l’année, et de la maîtrise d’œuvre pour la partie instrumentale, attendue depuis 2017 ! Retard que nous regrettons mais qui pourrait être rattrapé étant donné qu’un gros travail préparatoire a déjà été effectué. Le calendrier prévoit un lancement des consultations pour les facteurs d’orgue vers la fin 2019 ou le début 2020. Les travaux dureraient plus de deux ans et l’orgue serait inauguré presque trois ans après le début des travaux.
Alors que nous sommes contraints d'abandonner les concerts d’orgue – ce qui est dommageable pour le public (près de 10 000 personnes par an), les musiciens (une dizaine d’artistes invités chaque année) et cet immense répertoire qui perd une voie de diffusion –, nous espérons que ce silence ne sera pas trop long !
Un projet de cette ampleur serait imparfait s’il n’était accompagné d’un projet culturel ambitieux. C’est là d’ailleurs, plus encore que la construction de l’orgue en elle-même, que se situe le réel enjeu. Les récitals continueront d’occuper une place de choix, donnant à entendre les plus grands interprètes du monde entier aux côtés de jeunes talents. Donner une place de choix à ces jeunes talents est d’ailleurs l'un des grands axes de ce projet artistique. Pour les plus jeunes, mais aussi pour les moins jeunes et les amateurs, il y a aussi le projet de les accompagner au travers d’une académie d’orgue. Pour les concertistes de demain, un concours international pourrait être organisé, mais conçu de manière assez différente des concours internationaux d’orgue actuels.
Il s’agit aussi de motiver les jeunes en leur donnant accès à un instrument prestigieux (stages, visites scolaires, projets pédagogiques…) ; de diffuser le répertoire de l’orgue, l'un des plus riches qui soient, et de compenser sa sous-représentation dans l’univers musical français ; de toucher un nouveau public par l’organisation d’évènements pluridisciplinaires, de ciné-concerts, par la retransmission des concerts en streaming, etc. Il s’agit enfin de construire le patrimoine de demain et de léguer, aux artistes et aux amateurs, un outil de travail et de diffusion remarquable.
Propos recueillis par Michel Roubinet le 20 septembre 2018
www.jeanbaptistedupont.com/Galerie.htm#Videos
(2) www.editionshortus.com/artiste_fiche.php?artiste_id=7
(3) Cycle « les maîtres de l’orgue » – 12, 14 & 16 octobre 2018
www.cathedra.fr/Agenda.htm#news
(4) Pour la reconstruction du grand orgue de la cathédrale de Bordeaux
www.cathedra.fr/souscription_orgues/index.htm
Sites Internet
Jean-Baptiste Dupont
http://www.jeanbaptistedupont.com/
Association Cathedra
http://www.cathedra.fr/index.htm#welcome
Actuel grand orgue de la cathédrale Saint-André de Bordeaux
www.cathedra.fr/Orgues.htm#GO
Photo © DR
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