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Une interview d’Agnès Jaoui, à l'occasion de sa mise en scène de L’Uomo femina de Galuppi à l’Opéra de Dijon – « Il y a des questions qui traversent les siècles, et c’est bien le problème ! »
Après avoir fait ses premiers pas dans la mise en scène lyrique avec Tosca en 2019, pour « Opéra en plein air », Agnès Jaoui réitère l’expérience, cette fois à Dijon pour L’Uomo femina (1762) de Baldassare Galuppi. Un spectacle placé sous la direction musicale de Vincent Dumestre, à découvrir les 7, 8 et 9 novembre prochains.
Comment passe-t-on d’un titre aussi célèbre que Tosca à un ouvrage oublié comme l’Uomo femina ?
Evidemment, je n’avais jamais entendu parler de cet opéra. Mais Simon Giudicelli, qui participe aux spectacles que j’organise chez moi, est le contrebassiste du Poème Harmonique ; il savait que j’avais cette appétence de mettre en scène des opéras et en a parlé à Vincent Dumestre, ainsi qu’à Bruno Hamard, directeur général délégué de l’Opéra de Dijon – ce dernier était directeur général de l’Orchestre de Paris en 2016, quand j’avais été la récitante de Pierre et le loup. Quand ils m’ont proposé L’Uomo femina, j’ai accepté sans hésitation. Je suis toujours heureuse de découvrir du neuf dans les domaines qui correspondent à mes goûts, donc je suis ravie car j’aime la musique baroque et le travail de Vincent Dumestre.
Avec une œuvre comme Tosca, on sait que le public sera ravi d’entendre une musique sublime qu’il connaît déjà, où les tubes s’enchaînent. Même pour un public de non-initiés, il y a des airs qu’ils peuvent connaître sans le savoir, « Vissi d’arte », « E lucevan le stelle »… Et puis l’intrigue est un mélodrame efficace, sans aucun temps mort. Cette fois, avec Galuppi, la représentation procure un tout autre type de plaisir, celui de la confrontation avec un ouvrage jamais entendu. J’ai été agréablement surprise par l’œuvre, car la première partie passe très vite, et après l’entracte, la deuxième va encore plus vite. On ne s’ennuie pas du tout !
© Opéra de Dijon
Comment avez-vous travaillé sur cette œuvre dont il n’existe aucun enregistrement ?
Vincent Dumestre avait déjà travaillé sur la partition avec une autre distribution que celle de Dijon. Il existait une trace de cette première lecture, mais incomplète. J’ai donc surtout abordé cet opéra à travers son livret. Et non seulement l’œuvre est inconnue, mais elle se situe en plus dans un univers totalement imaginaire, où les femmes gouvernent alors que les hommes, qui leur sont soumis, passent leur temps à s’habiller, se maquiller… Il y avait tout un monde à inventer.
Baldassare Galuppi (1706 - 1785) © wikipedia.org
Pour Tosca, donnée devant des façades de château, vous aviez respecté le contexte historique du livret. Qu’en est-il cette fois ?
J’ai décidé de situer dans la Méditerranée du IVe siècle avant notre ère l’île où se déroule l’action. Les costumes de Pierre-Jean Laroque associent néanmoins à l’antiquité des références à l’époque baroque, mais de façon plus intuitive que scientifique. Nous nous sommes notamment demandé comment les hommes seraient habillés si leur tenue était destinée à attiser le désir féminin, puisque les relations entre les genres sont inversées. Il y a une réflexion fascinante à mener sur cette question, et même si aujourd’hui les frontières sont plus floues, on est toujours rattrapé par ses habitudes.
© Opéra de Dijon
La question du genre est-elle vraiment posée dans le livret, ou est-ce l’effet de notre regard du XXIe siècle ?
Non, le problème est très sérieusement abordé. Vincent Dumestre m’a montré des écrits de Pietro Chiari, le librettiste, qui considérait que la femme aurait dû jouir des mêmes droits que l’homme, et cette notion d’égalité, alors tout à fait avant-gardiste, fait de Chiari un féministe avant l’heure. Mais après tout, Lysistrata d’Aristophane posait déjà la question du rapport hommes/femmes, donc il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle soit abordée ainsi au XVIIIe siècle. On a tendance à se dire « C’est incroyable pour l’époque ! », mais c’est un thème qu’on retrouve à toutes les époques.
Quand j’ai découvert L’Uomo femina, l’argument m’a rappelé un sketch de Benny Hill, où il était serveur dans un café où les femmes lui mettait la main aux fesses ! Sur l’île où se déroule l’opéra, les femmes ont tout le pouvoir et traitent les hommes comme des objets de consommation. Chiari montre par l’absurde l’injustice de notre monde où les hommes gouvernent et traitent les femmes comme des objets de désir et de plaisir. Forcément, cela frappe, et l’asservissement de la femme dans la réalité devient plus frappant quand on le voit inversé. Pour autant, je n’ai pas voulu aller trop loin dans la bouffonnerie. Le risque de la caricature est grand dès lors que l’on montre des hommes déguisés en femmes ou des femmes se comportant en hommes. J’ai plutôt essayé de susciter le trouble, en interrogeant nos conceptions du féminin et du masculin. La dernière phrase du livret est « Vous avez bien compris ce que l’auteur a voulu dire », mais ça reste très ambigu. Je commence en citant le mythe d’Hercule et Omphale, une terreur qui vient de très loin et qui est complètement actuelle : la peur qu’ont certains hommes vis-à-vis du féminin, par lequel ils redoutent d’être dominés. Et cet effroi n’existe pas que chez les hommes, c’est la panique qu’éprouvent aussi certaines femmes quand on ne reconnaît plus clairement le genre.
La musique de Galuppi, avec ses arias da capo, est-elle moins facile à mettre en scène que celle de Puccini ?
Ah, les spécialistes me disent qu’il n’y a pas des « reprises » stricto sensu, il n’y a pas d’ornements. Moi je trouve quand même que la musique se répète parfois, et il y a aussi des interludes orchestraux pendant lesquels il faut occuper cet espace musical, mais c’est une contrainte intéressante, d’autant plus que nous n’avons pas de danseurs pour cette production. Par exemple, j’adore le Platée monté par Laurent Pelly, et en particulier le travail accompli par Laura Scozzi. Je dois inventer différemment et j’ai envie de « chorégraphier » quand même le travail des chanteurs. S’ils incarnent physiquement ce qui se passe, ça aide le public à entrer dans l’œuvre. Et le résultat est assez frappant, quand le corps accompagne les accords !
En répétition avec Vincent Dumestre © Opéra de Dijon
Comment se déroule votre collaboration avec Vincent Dumestre ?
Les répétitions scéniques avec orchestre vont commencer, et pour l’instant c’est moi qui étais au pouvoir, en quelque sorte ! Vincent a une vision très précise des choses, mais pour des raisons théâtrales, je souhaite parfois que les récitatifs adoptent un rythme plus rapide ou plus lent, donc nous en discutons. Mais pour le reste, je me soumets avec joie à son autorité musicale. Avec Benoît Hartoin, formidable claveciniste, nous avons pu mettre au point un langage commun. Et l’équipe de jeunes chanteurs, tous très contents de travailler comme des acteurs. Même si, au début des répétitions, une chanteuse m’a dit « Je ne suis pas comédienne » alors qu’elle l’est, ô combien, ce qui me passionne aussi dans ce travail, c’est de voir comment on peut obéir à la contrainte de ce qui est écrit et se l’approprier malgré tout. Et puis, avec cette partition, les chanteurs arrivent aussi vierges que moi, je n’ai pas à lutter contre les habitudes acquises par des interprètes qui ont déjà chanté leur rôle une centaine de fois.
© Opéra de Dijon
D’autres projets musicaux après L’Uomo femina ?
J’ai écrit un livret d’après un roman de Leonardo Padura, qui raconte l’exil de Trostky et son assassinat. Fernando Fiszbein en termine la mise en musique, et la mise en scène sera assurée par Jacques Osinski. La saison prochaine je monterai Don Giovanni dans un grand théâtre français. Et mon prochain film comme scénariste et réalisatrice aura pour cadre la représentation en plein air des Noces de Figaro. J’y serai également une cantatrice qui chante le rôle de la Comtesse.
Avec Mozart, vous allez retrouver la problématique des relations hommes/femmes.
Sur L’Uomo femina, les choses ont un peu changé depuis que nous travaillons avec le continuo, mais auparavant j’avais l’impression d’entendre du Mozart toutes les deux minutes ! Pour le film dont j’ai écrit le scénario, j’ai choisi Les Noces de Figaro, où les hommes perdent quand les femmes s’allient, parce que cela me permet de parler aussi de ce qui se passe aujourd’hui. Beaumarchais décrivait un monde prérévolutionnaire qui voulait abolir les privilèges des hommes ; c’est une remise en cause de ce qu’on n’appelait pas encore le patriarcat. Il y a des questions qui traversent les siècles, et c’est bien le problème. Dans deux siècles, en regardant notre époque, les gens diront peut-être : il y avait déjà #MeToo, en ce temps-là !
Propos recueillis par Laurent Bury, le 30 octobre 2024
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Galuppi : L’Uomo femina
7, 8 et 9 novembre 2024
Dijon – Auditorium
https://opera-dijon.fr/fr/au-programme/calendrier/saison-24-25/l-uomo-fe...
Photo © Opéra de Dijon
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