Directrice artistique de la Fondation Serge Rachmaninoff, Andrea Loetscher nous a reçu à la Villa Senar (1), un lieu de rêve situé à quelques kilomètres de Lucerne, au bord du lac des Quatre-Cantons. Une demeure construite selon les souhaits du compositeur russe, dans le plus pur style Bauhaus, et dans laquelle il a vécu entre 1930 et 1939.
 
 
Dans quelles circonstances Serguei Rachmaninoff est-il arrivé en ces lieux ?
 
Durant son exil, Rachmaninoff a cherché un lieu paradisiaque, et il l’a trouvé ici, grâce à des amis. Le terrain, situé à Herstenstein, sur la commune de Weggis, était à vendre ; il s’est empressé de l’acheter. Pour y créer un lieu de pure magie. Il a conservé des arbres centenaires et en a fait planter d’autres lui rappelant la Russie.  Ce lieu lui permettait de se ressourcer, en particulier après ses tournées américaines.
Rachmaninoff a choisi de faire construire sa maison dans le style Bauhaus. On sait qu’il adorait les nouvelles technologies, et la modernité architecturale. Dans cette maison on trouve même l’un des premiers ascenseurs installés dans un lieu privé ! En 1939 il a quitté cette maison, et n’y est jamais retourné. Il est resté aux Etats-Unis durant la seconde guerre mondiale.

 

Rachmaninoff en récital vers 1940 © Serge Rachmaninoff Foundation

 
Après la mort de Rachmaninoff, en 1943, cette maison a appartenu à ses enfants, puis à son petit-fils. A la mort de celui-ci, en 2012, il y a eu des discussions entre ses propres enfants, quant à savoir qui conserverait la maison, puis en 2021, le Canton de Lucerne a finalement racheté celle-ci, et le merveilleux parc adjacent et, depuis lors, prend à sa charge leur entretien.
La Fondation Rachmaninoff s’occupe de la partie artistique. La maison est ouverte au public depuis 2023. Nous avons la chance de recevoir de magnifiques interprètes, qui jouent sur le piano de Rachmaninoff, tels que Daniil Trifonov, Yuliana Adveeva, Alexander Melnikov, ou encore Lukas Geniusas. Ce dernier a du reste enregistré ici, la Première Sonate du compositeur, dans sa version primitive.(2)
Nous avons également entrepris un travail d’édition, et venons de faire paraître un livre intitulé « Rachmaninoff in His Own Words » (il n’existe pas encore de version française ndlr) (3). Il s’agit d’une anthologie d’écrits et d’interviews inédits du compositeur. Nous organisons également des concerts.
 

 

Vous êtes flûtiste, et directrice artistique d’une fondation célébrant ... un pianiste !
 
C’est une grande joie pour moi.  D’autant qu’on n’a jamais fait le tour de la production de Rachmaninoff, qu’il s’agisse de ses réalisations pour piano solo, de ses concertos, de ses compositions orchestrales ou de ses – rares – réalisations chambristes. Et n’oublions pas son merveilleux corpus de mélodies ! En tant que flûtiste, je joue une transcription de sa Vocalise, une œuvre merveilleuse.
 

Lukas Geniusas sur le Steinway de Rachmaninoff à la Ville Senar © Sylvain Gripoix

Dans cette maison, il a composé une de ses partitions les plus célèbres, la Rhapsodie sur un thème de Paganini, ou encore la 3e Symphonie.
 
Oui, c’est une maison dans laquelle il a vécu des années heureuses. Rachmaninov avait quitté la Russie bolchevique fin 1917, en y laissant ses biens, ses partitions. Il a dû repartir à zéro, et a été heureux de trouver ici un lieu apaisé.
C’était une personnalité très généreuse. Il aidé d’autres musiciens, en particulier Nikolai Medtner (1879-1951). Et puis il a fait venir certains de ses amis dans cette maison, notamment Vladimir Horowitz. Ils ont joué à quatre mains sur le piano du compositeur. On n’en possède pas de trace enregistrée. Finalement c’est peut-être mieux ; cela nous permet de faire vagabonder notre imagination sur ce qu’un tel témoignage aurait pu être ...

 

La Villa Senar © Serge Rachmaninoff Foundation

Pouvez vous nous parler de ce piano, justement ? Un Steinway qui nous paraît être le témoin d’un son perdu …

C’est effectivement un son perdu, et  très particulier. Très chaud. Et puis il est installé dans un salon donnant sur le lac ...
Tous les pianistes qui jouent sur ce piano sont très émus. De plus, nous avons une collaboration avec la Musik Hochschule de Lucerne, et nous invitons de jeunes artistes, qui donnent des récitals, et sont effectivement particulièrement touchés de jouer sur ce piano. D’ailleurs, quand j’ai proposé à un jeune pianiste, venu récemment jouer sur ce piano, de prendre un verre d’eau ou un café à son arrivée, il a préféré se précipiter sur le piano pour poser ses mains sur le clavier !
Et puis, il y a l’atmosphère de la maison, qui ajoute de la magie à ce piano, et son jardin aux centaines de rosiers, la vue sur le lac ...
 
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 7 septembre 2024