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Une interview de Florian Sempey, baryton – « Don Giovanni est pour moi un serial killer ! »

 
Les pieds sur terre et des rêves plein la tête, Florian Sempey est un artiste de son temps imprégné des traditions du passé. En quinze ans d’une carrière impeccablement menée, le bordelais fidèle à son unique professeure, Maryse Castests, s’est hissé parmi les meilleurs barytons de sa génération. Voix généreuse, gouaille inimitable et talent évident de comédien, il est un Figaro de référence, ouvert à tous les styles et aux répertoires les plus divers, applaudi aussi bien chez Gounod que chez Meyerbeer, Gluck, Bizet ou Mozart dont il incarnera le 20 janvier prochain le rôle-titre de Don Giovanni au Théâtre des Champs-Elysées, avant de retrouver le Comte Almaviva sur le sol américain l’été prochain Festival de Santa Fe. À quelques jours de ce Don Giovanni à la distribution toute française, mis en espace par Mohamed El Mazzouji et dirigé par Mathieu Romano à tête des Ambassadeurs-La Grande Ecurie, le chanteur a répondu à nos questions avec la chaleur et la faconde qui le caractérisent.

 
Vous n’aviez pas chanté Don Giovanni depuis vos débuts en plein air à Sanxay en 2023 et le retrouvez à Paris, mais en version simplement mise en espace cette fois, le 20 janvier prochain. Quelle place ce rôle occupe-t-il dans votre carrière ?

C’est un rôle palier que j’ai toujours voulu aborder et que j’ai vu s’approcher tout naturellement. Après avoir chanté Papageno, Guglielmo, puis le Comte je savais que le prochain serait Don Giovanni. Ce rôle est donc arrivé dans ma carrière au bon moment et comme il s’agit d’un rôle important qui en appelle d’autres plus « dramatiques », en tous cas plus consistants, j’ai pu prendre conscience de ma propre évolution et en premier lieu de celle de ma voix. Après lui, je vais pouvoir explorer plus sereinement le répertoire français comme ce sera le cas cette année avec mon premier Albert dans Werther, suivi par de nombreux Valentin en 2026-2027 à Vienne, Salzbourg, Amsterdam, ce qui me ravi. Pour revenir à Don Giovanni, voilà un rôle très difficile à mémoriser, très long, avec beaucoup de récitatifs que j’aimerais parfois pouvoir réduire, mais face auquel je n’ai pas éprouvé de véritables problèmes vocaux ; le plus important est de tenir sur la longueur et de savoir où il est possible de se « reposer », de se détendre un peu, avant de réattaquer.

 
 
« La mise en espace n’est pas un frein et je dirais même qu’une certaine économie est parfois plus motivante encore. »

 

© Yoann Le Lan

 
Le fait d’être forcément plus limité dans le jeu en version de concert, influe-t-il sur votre manière de vivre et de livrer votre interprétation du personnage ?
 
En fait il s’agit toujours d’une alchimie à trouver, que ce soit dans le cadre d’une mise en espace où d’un spectacle complet ; de la rencontre entre chacun des protagonistes du projet doit naître un dialogue fructueux. L’expressivité dans un décor très riche, où sur un plateau nu demande la même exigence. Nous devons trouver notre liberté pour être capable de transmettre l’émotion que l’on cherche et ce quelque soit le contexte. Je le dis souvent, mais notre boulot est de trouver la liberté dans le carcan que représente soit une transposition moderne, soit une forme classique. Nous devons nous sentir libres dans les limites qui nous sont imposées, sans quoi la voix n’est pas au maximum de ses capacités et l’expression sera bridée. La mise en espace n’est pas un frein et je dirais même qu’une certaine économie est parfois plus motivante encore.

 
 
« Don Giovanni incarne le mal absolu »

 
 
Quelle est, à ce jour, votre conception de Don Giovanni, qui a inspiré et inspire toujours tant de lectures possibles ?

La noirceur totale ! C’est un personnage absolument diabolique qui, comme le diable apparaît sous les traits d’un homme plein de charme alors qu’il incarne le mal absolu. Je ne suis pas partisan de ceux qui veulent toujours trouver des justifications à ses actes, car il peut y avoir des êtres qui sont mauvais par nature. Don Giovanni est pour moi un serial killer qui brutalise Masetto, frappe Leporello même si on ne le voit pas mais, le valet souffre-douleur l’évoque très précisément au début du second acte (« Oh niente affatto quasi ammazzarmi », « Oh rien de grave, j’y ai presque laissé la vie ») et qui n’hésite pas une seconde à occire Le Commandeur à peine le rideau levé : rien ne l’arrête. Cette prise de rôle est arrivée curieusement quand des choses n’allaient pas très bien dans ma vie privée et j’ai dû concentrer mes forces pour prendre le dessus alors que j’aurais aimé chanter à ce moment précis un rôle qui me remplisse de joie, comme Figaro par exemple. Mais le destin a fait que je suis tombé sur ce personnage des bas-fonds, lorsque j’ai dû visiter certains lieux obscurs de mon âme …

 

Thomas Dolié, interprète de Leporello au côté de Florian Sempey le 20 janvier au TCE © Julien Benhamou

 
 
« Je sais que dans quelques années viendra Verdi ... »

 
 
Pour un baryton comme vous qui vous êtes fait connaître avec le Figaro du Barbiere di Siviglia et qui l’avez beaucoup chanté, aimeriez-vous qu’il en soit de même avec Don Giovanni ?

Oui bien sûr, mais pas plus d’un par saison, car on a le droit de prendre des vacances après une telle immersion ; j’aimerais le fréquenter régulièrement, car les rôles de premier plan sont rares. Je sais que dans quelques années viendra Verdi, mais pour le moment c’est le seul qui soit aussi charismatique et de cette envergure.
 
Si vous êtes un habitué du Théâtre des Champs-Elysées, votre histoire est tout de même liée à celle de l’Opéra de Paris que vous connaissez bien, puisqu’avant d’y être invité régulièrement, vous avez d’abord intégré l’Atelier Lyrique en 2010. Peut-on comparer l’apprentissage que vous y avez suivi, à celui d’une troupe où autrefois on avait l’habitude de faire ses classes ?
 
L’esprit qui y règne est un esprit de troupe, car on se côtoie pendant deux ans et cela créé des liens, je peux vous l’assurer. Ce n’est pas pour rien que nous sommes plusieurs de la même génération avec Mariane Crebassa, Cyrille Dubois et Alexandre Duhamel à être restés amis, après avoir vécu en microcosme. Mais contrairement au système de la troupe auquel vous faites allusion, l’Atelier nous lie à un cadre académique avec des coachings, des formations et les opportunités de pouvoir monter sur scène sont rares ; nous sommes amenés à chanter dans des formats plus réduits, en concert surtout, tout en étant encore dans la consolidation de certains acquis. Mais après deux ans extraordinaires et aussi intenses, si on résiste à cela on peut tout faire, car le rythme est soutenu, nous devons nous lever tôt, apprendre à chauffer notre instrument, suivre des masterclasses, ce qui est très exigeant et très formateur.

Quand certains débutants se cherchent pendant longtemps, vous avez eu la chance que votre professeure, Maryse Castets, vous dise très clairement : « Si tu veux arrêter la Fac tu peux, car je sais que tu vas faire carrière. Donne-moi trois ans ». Que ce serait-il passé si vous n’aviez pas rencontré une si bonne étoile ?
 
Maryse est ma bonne étoile, mon unique professeur de chant. J’étais avec elle hier soir. Je n’ai pris de cours de chant qu’avec elle de toute ma carrière et continue de travailler en sa compagnie. C’est une maman, mon étoile d’opéra. Si je ne l’avais pas rencontrée, j’aurais sans doute tenté d’autres conservatoires plus petits à Paris, ou serais entré en Fac, en musicologie, et mon parcours aurait été différent car je serais devenu professeur de musique, ou chercheur. Il y aurait eu la musique de toute façon, mais le chant serait resté comme un hobby car je ne l’avais pas chevillé à l’âme comme je l’ai aujourd’hui.

 

Don Giovanni aux Soirées Lyriques de Sanxay en août 2023 © Francis Mayet

 
 
« La curiosité, le travail et une oreille extérieure qui nous a vu grandir et évoluer sont indispensables »

 
 
 
Depuis une dizaine d’années vous vivez de votre art, vous êtes fait un nom dans le lyrique, êtes le Figaro de votre génération sans pour autant vous être enfermé dans un répertoire puisque vous alternez Mozart, Rossini, Berlioz, Meyerbeer et Rameau. A ce niveau la question doit se poser : comment rester en haut de l’affiche, sans se lasser, tout en progressant ?
 
Si on se lasse c’est que l’on fait le mauvais métier ! Si un jour un sentiment de lassitude s’installe, il faut changer de cap car cela voudrait dire que nous ne sommes plus dignes de servir l’art. Les dons sont importants mais ne représentent qu’une petite partie, avec la chance qui peut être insuffisante si elle n’est pas accompagnée de travail. Elle doit s’entretenir car à quoi sert d’être le meilleur jardinier du monde si on laisse pousser de mauvaises herbes ? La curiosité, le travail et une oreille extérieure qui nous a vu grandir et évoluer sont indispensables, sans oublier le mental d’acier trempé qui doit nous permettre de résister aux vents et aux marées. Nous devons apprendre à être le roseau qui peut plier sans pour autant se casser. Vous n’imaginez pas ce que l’on peut entendre comme ragots, comme mesquineries, c’est terrible. Et combien de gens que je ne connais pas, viennent me féliciter après une représentation, pour me dire que j’étais extraordinaire, mais qu’en revanche je n’avais pas fait telle note ou tel phrasé comme Piero Cappuccilli ! Mais de quoi je me mêle ? Vous venez de passer trois heures sur scène, de vous donner au maximum et cela m’exaspère d’entendre cela. Je m’autorise à écouter uniquement ceux qui me connaissent et je le répète en masterclass aux jeunes chanteurs : entourez-vous des bonnes personnes. Si vous voyez que ce que vous faites fonctionne avec un professeur, que vous évoluez, continuez, n’en sortez pas.

 

Mathieu Romano, qui dirigera Les Ambassadeurs–La Grande Ecurie ©  William Beaucardet

 
 
« Quand on a le public au creux de la main, on en fait ce que l’on veut et l’on ressent alors un pouvoir extraordinaire. »

 
 
Vous est-il à ce propos plus facile de faire rire ou de faire pleurer, de séduire ou d’effrayer ?
 
Mais mon travail consiste à faire tout cela ! Je pense qu’il n’est pas facile de faire rire parce que c’est une mécanique très précise, qui demande d’avoir le sens de la chute, car si l’on s’approche trop près de la frontière où c’est encore amusant, tout en sachant que si l’on ajoute un geste, un pas, ce sera lourd, là c’est délicat. J’ai fait peu d’opérette et je peux vous affirmer que c’est une école de scène redoutable : moi qui suis passionné d’horlogerie c’est parfait. Mais quand on a le public au creux de la main, on en fait ce que l’on veut et l’on ressent alors un pouvoir extraordinaire. L’artiste est là pour transmettre et le public pour recevoir, et quand on sait que l’on transmet et que l’auditoire est ravi, c’est un partage fabuleux. Faire pleurer je le fais malgré moi, je ne vais pas jouer une scène dramatique de manière à faire pleurer. Si la situation en elle-même, la musique sur laquelle on se pose et le texte sont en alchimie, et bien s’il faut faire pleurer on y va. Faire peur, j’aime bien, mais c’est facile.

Parmi les chanteurs que vous admirez se trouvent Ludovic Tézier, Sherill Milnes et Leo Nucci. Comment faites-vous pour les écouter sans pour autant les copier dans des rôles qu’ils ont marqués et que forcément vous chantez ou avez prévu d’aborder ?
 
Je les cite souvent car ils représentent trois aspects différents de la technique, ou de ce qui me constitue. Je ne pioche, ni ne copie, mais vais voir comment c’est assaisonné d’un côté et de l’autre, car ils ont eu les mêmes problématiques que moi et du coup je vais voir quelles solutions, ou quelles clés ils ont utilisées. Je n’écoute jamais un rôle avant de le chanter, je l’apprends, fais le travail d’un artisan, me mets au piano avec la partition. Je les écoute car j’admire la noblesse de Tézier, la souplesse de Milnes et la brillance de Nucci.

 
 
« Je ne suis pas sur scène pour moi, seulement pour le compositeur et le public ; j’arrive en dernier. »

 
 
Vous avez dit que vous étiez une pâte à modeler pour un metteur en scène et que même si vous aviez vos idées, si vous réfléchissiez avant d’arriver sur un plateau, vous étiez à l’écoute car ce n’est pas votre production que l’on vient voir. Vous verra-t-on un jour mettre en scène un opéra ?

Oui ! C’est même déjà un peu prévu, avant de diriger plus tard une maison d’opéra, qui sait, en tous cas la direction artistique m’intéresserait beaucoup et je serais légitime pour choisir des chanteurs. La mise en scène me passionne car j’aime chercher, j’adore toute cette cuisine que le public ne voit pas, car c’est le moteur même de notre art. L’œuvre, c’est la partition qui est inerte si on ne la joue pas et nous sommes donc le medium à travers lequel elle devient vivante. Il faut que l’on en soit digne et que l’on soit en constante recherche.

 

Aux Soirées Lyriques de Sanxay en août 2023 © Francis Mayet

 
On parle beaucoup de votre aisance théâtrale : était-elle innée ou l’avez-vous acquise ?
 
J’ai toujours aimé la scène, enfant j’obligeais ma famille à s’asseoir pour assister à mes spectacles, non pas pour me mettre en avant  – quoique ... –, car être artiste est un sacerdoce, ou on l’est, ou on ne l’est pas à l’intérieur et il y a certainement un atome artistique qui fait la différence. Mais je ne suis pas sur scène pour moi, seulement pour le compositeur et le public ; j’arrive en dernier. Je ne prétendrais pas avoir toujours eu cette aisance que l’on vante aujourd’hui, non, et je peux vous dire qu’il existe des vidéos que, par bonheur, personne ne verra jamais et heureusement, car à mes tous débuts je n’en menais pas large : tout cela est venu avec l’expérience.

 

Aux Soirées Lyriques de Sanxay en août 2023 © Francis Mayet

 
« J’ai toujours choisi de manière réfléchie chaque rôle que j’ai abordé, pour qu’il arrive dans la bonne temporalité, au bon endroit et avec les bonnes personnes. »

 
Cette saison vous allez vous éloigner de la France et de l’Europe pour chanter à Santa Fe le Comte Almaviva. Qu’est-ce que cela représente pour vous d’aller là-bas et y aura-t-il d’autres projets ?
 
Oui, il s’agit d’une ouverture aux Etats-Unis qui marquera mes débuts et même ma première fois dans ce pays, car je suis très aquitain-centré (rires), mais c’est important bien sûr et nous allons mon agent et moi y travailler. Il y a eu par le passé des propositions, un Faust resté sans lendemain et je sais que mon nom tourne au Met. Nous verrons bien ...
 
Croyez-vous que dans quelques années vos choix artistiques laisseront clairement apparaître un fil rouge qui révélera votre personnalité ?

Il existe déjà si vous regardez bien : vous ne pouvez pas savoir combien de rôles je refuse, des Verdi surtout, que je chanterai, mais dans plusieurs années. Il est possible de faire un bilan et de constater que j’ai toujours choisi de manière réfléchie chaque rôle que j’ai abordé, pour qu’il arrive dans la bonne temporalité, au bon endroit et avec les bonnes personnes. C’est moi qui décide ce que je chante. Il faut choisir ce que l’on veut faire afin d’éviter d’appartenir à ces étoiles filantes, extraordinaires peut-être, mais qui ont été filantes et n’ont pas tenu leurs promesses.
 
Propos recueillis par François Lesueur, le 8 janvier 2025

 

Mozart : Don Giovanni
20 janvier 2025 – 19h30
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison-2024-2025/opera-en-concert-et-oratorio/don-giovanni-2
 
Photo © Cyril Cosson - Occurrence 2023

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