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Une interview de Michael SPYRES, ténor - « Celui qui perd sa voix, c'est qu'il l'a cherché ! »
La dernière fois que nous vous avons entendu à Paris, c’était en novembre dernier, dans Ermione de Rossini au TCE, où vous aller bientôt chanter votre premier Don José. Entre le rôle de Pirro et celui de Don José il y a un monde, que vous êtes l’un des rares chanteurs à pouvoir relier aujourd’hui. Quel type de ténor êtes-vous donc ?
Michael SPYRES : (Rires ...) Je fais partie de la catégorie des « baritenore », comme l'était au XIXème siècle Andrea Nozzari. Un de mes amis a procédé à une batterie de tests sur ma voix lorsque j'étais à l'Université et après les avoir étudiés de près, comparés sous différents aspects scientifiques, il en a déduit que ma voix était celle d'un baryton à l'aigu développé, mais pas celle d'un simple ténor, car le spectre de mon instrument n'est pas le même.
Je suis donc baritenore, car je chante des rôles qui mélangent des éléments, ou des zones qui appartiennent aux deux catégories, ce que beaucoup de gens ont du mal à comprendre. La plupart du temps j'entends dire que je ne devrais pas aborder tel ou tel emploi, mais si on regarde ce que les chanteurs des années cinquante inscrivaient à leur répertoire, on se rend bien compte que les voix ont considérablement changé ! Pour ce qui me concerne, j'ai entendu tout et son contraire et même les plus fameux professeurs que j'ai pu rencontrer m'ont asséné des choses tellement contradictoires, que j'ai bien pensé un moment ne jamais y arriver.
L'important est donc de bien connaître son instrument et d'acquérir une technique suffisamment sûre pour être capable de savoir très précisément ce qui est bon pour sa voix. Une des difficultés que j'aie rencontrée est celle liée à la hauteur de la voix : comme j'avais des aigus on me disait que j'étais ténor, mais vous entendez bien que je n'ai absolument pas une voix haut perchée, elle est au contraire basse. Le premier air que j'ai travaillé a été celui du « Catalogue » de Leporello (que Michael Spyres s'empresse de chanter ; « Madamina, il catalogo è questo » ...) qui n'a pas été écrit pour un ténor que je sache ...
Est-il exact que cette incertitude vous a poussé à étudier seul pendant plusieurs années pour façonner votre technique autour de deux axes : Rossini et Mozart ? Pour quelles raisons ?
M.S. : Oui c'est exact. Lorsque mon professeur a dû partir pour New York, je me suis retrouvé seul et son départ a été déterminant, d'autant qu'il m'avait dit qu'au fond j'étais « un ténor paresseux ! ». Comme il ne pouvait plus m'aider et m'avait lancé cette pique, j'ai pris la décision de travailler seul ma technique en écoutant beaucoup d'enregistrements du passé, en véritable autodidacte. J'ai donc pris le temps d'écouter les autres et me suis découvert un talent insoupçonné, en entendant un jour un célèbre imitateur américain. Je me suis rapidement amusé à contrefaire ma voix comme lui, m'imaginant capable de faire du doublage de cartoons. Aussi amusant que cela puisse paraître, cette initiation, ce travail particulier, m'a conduit vers Alfredo de La Traviata ; je pouvais donc faire comme ce grand professionnel, imiter, passer d'une voix, d'un timbre à l'autre, sans difficulté et cela m'a ramené vers le chant.
J'ai donc essayé à cette époque d'étudier mes premières partitions d'opéra pour ténors. Je dois vous dire qu'entre 21 et 23 ans j'ai beaucoup chanté sans pour autant monter sur scène. J'ai travaillé pour payer mes études, car j'avais quitté mes parents et je me revois encore conduire des grues à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, tout en chantant à tue-tête : c'était très drôle. Puis, je suis retourné un moment dans le giron familial où j'ai pu profiter du piano pour m'accompagner et m'enregistrer quotidiennement afin de suivre mes progrès. J'ai ainsi pu comprendre qu'elle était ma voix en la comparant à celle de ma sœur Erica, qui chante aujourd'hui des comédies musicales à Broadway et ailleurs, et à celle de mon frère Sean qui est un ténor fantastique avec lequel j'ai d’ailleurs gravé Otello de Rossini (Naxos). Il faut vous dire que toute ma famille est musicienne, mes parents chantent, jouent divers instruments et enseignent. Je leur dois énormément car ils ont toujours fait preuve de patience et cru en moi. Grâce à eux, j'ai pu très tôt intégrer différents chœurs, en tant que ténor, ce qui m'a permis d'être en contact avec la musique et de travailler en groupe.
Pourquoi avez-vous choisi de vous rendre en Europe ? Est-ce parce que les Etats-Unis n’étaient pas en mesure de comprendre votre instrument ?
M.S. : Absolument. Vers 22 ans j'ai passé des auditions à Philadelphie, New York et Chicago, sans succès ; on ne me comprenait pas et certains professeurs de renom m’ont même conseillé de chanter Puccini et Verdi. Vous imaginez, si jeune, cela aurait été un carnage ! J'étais désemparé et en colère, ce qui m'a poussé à partir en Europe pour apprendre des langues, ce que je n'aurais pas pu faire convenablement en restant en Amérique. J'ai été retenu à Vienne sur audition et mon passé de choriste s'est révélé très précieux. J'ai pu partir en tournée, travailler et découvrir le monde.
Vous savez lorsque l'on vit dans le fin fond des Etats-Unis, se rendre à New York représente déjà un long voyage... Mes parents m'ont laissé faire, car ils avaient confiance en moi et en ma bonne étoile ; j'ai profité de cette chance et l'Europe m'a sauvée. J'ai également pu intégrer le Conservatoire de Vienne, tout en étudiant des rôles avec des coachs et en me produisant enfin sur scène. D'audition en audition j'ai réussi à me faire connaître et surtout à me faire accepter, car il faut du temps pour se construire et construire une voix comme la mienne. Ces cinq années de formation m'ont été utiles, mes premiers emplois rossiniens m'aidant à prouver que je pouvais aussi chanter Mozart.
Un de vos premiers succès a d'ailleurs été Tamino à Berlin en 2008, suivi quelques mois plus tard par Otello de Rossini à Bad Wildbad. Vous avez pourtant en quelques années interprété un nombre considérable de rôles extrêmement variés. N’y avait-il pas un risque de vous abîmer la voix ?
M.S. : J'ai en effet chanté énormément de rôles différents à cette époque ; c'est intéressant car beaucoup de gens ne comprennent pas la technique et ce qu'elle permet d’obtenir. Comme je vous le disais, nous sommes les plus habilités car nous connaissons notre instrument mieux que personne. Cette connaissance intime nous permet d'accepter ou de refuser un rôle. A l'exception de quelques œuvres contemporaines qui font appel au cri et peuvent s'avérer dangereuses, aucun répertoire ne peut ruiner une voix bien préparée. Si un chanteur abîme son instrument c'est qu'il l'a brutalisé en forçant dessus, sinon c'est impossible.
L'artiste connaît mieux que quiconque sa propre voix et de nos jours les « spécialistes » confondent un peu tout et se trompent sur les chanteurs. Je le répète très sérieusement, celui qui perd sa voix, c'est qu'il l'a cherché : écouter les chanteurs wagnériens des années trente, aucun ne hurlaient, tous chantaient de manière extrêmement contrôlée, nuancée et lyrique.
L’autre rencontre importante est celle que vous avez faite avec l’opéra français dont vous appréciez l’écriture et les couleurs : La muette de Portici, Guillaume Tell, Le pré aux clercs, Faust, Les contes d’Hoffmann, Les Martyrs et tant d’autres ; là aussi votre répertoire est vaste. Ne craignez-vous pas de brouiller les pistes auprès du public ?
M.S. : Je vois ce que vous voulez dire... Mais le public doit essayer de nous comprendre et accepter ce que l'on réalise ; je fais attention à Verdi et à Puccini parce que tout le monde pense qu'avec des kilos en trop un artiste est en mesure de chanter correctement tous les rôles qu'ils ont composés. Pour moi les registres contrastés ne me sont pas interdits, je n'ai peur ni des intervalles, ni des écarts, ni des aigus, car j'ai habitué ma voix, travaillé Rossini avant de me diriger vers Mozart, ai pris mon temps, sans brusquer mon instrument et aujourd’hui les répertoires qui semblent opposés ne me posent aucun problème. Nous devons également éduquer les mélomanes à écouter Halévy, Auber pour qu'ils acceptent d'entendre Carmen autrement que chantée par des voix de stentors.
Vous êtes aujourd’hui réputé et attendu pour votre virtuosité, vos graves profonds et vos aigus stratosphériques qui vous permettent des sauts d’octave vertigineux. Après Andrea Nozzari et Adolphe Nourrit vous allez ressusciter cette année Gilbert Duprez avec un nouvel album gravé pour Opera Rara. Pouvez-vous nous parler de ce projet et des particularités de ce célèbre interprète ?
M.S. : Oui, dans deux semaines je serai en studio. Duprez était un chanteur extraordinaire, sans doute le plus révolutionnaire parmi les trois que vous avez cités, celui qui a modifié la technique vocale en profondeur ; il a changé la perception qu'avait avant lui le public, sans pour autant être parfaitement compris ; il était célèbre en son temps pour son « ut de poitrine », mais si vous regardez bien les partitions, cette note était écrite avant qu'il ne la rende fameuse. Lui, l'a simplement transcendée car il était plus porté que ses prédécesseurs sur la technique, ce qui ne l'a pas empêché d'avoir une carrière assez brève.
De nos jours nous avons accès à tous les disques, à une grande quantité de témoignages du passé et n'avons qu'à faire notre marché, en essayant ce que d'autres avant nous ont mis des années à élaborer, ce qui était impossible au XVIIIème et au XIXème siècles où tout s'inventait. Les orchestres étaient moins puissants aussi et l'acoustique n'était pas la même. Tout a changé et s'est accéléré depuis les années soixante ; on veut plus de son et on fait moins attention à la technique. Caruso lui aussi a été mal compris en son temps, si vous l'écoutez attentivement sur disque vous vous rendez compte de la qualité de sa technique, de son chant jamais forcé et de son style hérité des règles du bel canto.
Duprez est très intéressant car il a lutté pour apporter les bases d’une nouvelle ère. Connu pour son ut de poitrine, il a pourtant veillé à chanter peu de rôles dramatiques : il était un ténor lyrique, interprétait Auber, auteur léger comme Boieldieu et Donizetti : « Ange si pur » de La Favorite était un de ses chevaux de bataille, ce qui nous montre bien que l'on est loin de Samson et Dalila. J'espère pouvoir faire comprendre quel styliste il était en proposant un panorama des œuvres qu'il a créées. Benvenuto Cellini a été le rôle le plus lourd qu'il ait été amené à chanter. Berlioz était fan de cet artiste. J'ai choisi d'interpréter plusieurs œuvres inédites telles que Le lac des fées d'Auber (1839), Guido et Ginevra de Halévy (1838) et l'air d'entrée d'Otello de Rossini dans sa version française, donnée à Paris aux Italiens : ce sera une première. Nous avons fait de nombreuses recherches pour préparer ce programme. Auber est mon compositeur préféré et ce qu'il a écrit pour Nourrit est magnifique ; on connaît moins son travail pour Duprez, pourtant superbe, dont l'héritage été utilisé par Wagner.
Je dois également enregistrer dans quelques semaines Les Troyens de Berlioz (pour Warner à l'Auditorium de Strasbourg), c'est une année incroyable pour moi, plus insensée encore que la précédente.
Quand on est habitué comme vous à faire se soulever le public de son siège avec des airs à vocalises, qu’est-ce que vous apporte un rôle comme Don José ?
M.S. : Je ne fais pas de distinction entre Rossini, Berlioz, Bizet ou Puccini : lorsque je chante La Bohème par exemple, je mets autant de soin à toucher l'auditeur car je pense toujours à celui ou à celle qui découvrira peut-être l'opéra pour la première fois et qu'il s'agisse d'un air à vocalises ou d'un duo d'amour, je dois veiller au phrasé, aux couleurs, aux nuances pour faire passer le message et susciter l'émotion.
Chanter Don José pour la première fois représente un beau défi, surtout à Paris et je ne peux m’empêcher de penser que cet ouvrage a été créé Salle Favart, dans une salle de petite taille et qu'il s'agit d'un opéra-comique composé avec de nombreux dialogues parlés, depuis longtemps coupés. Je dois lutter contre ces préjugés et faire de mon mieux.
Je reviens toujours à la partition, à la dynamique, au respect des moments calmes et à ceux plus dramatique, même si j’adore Nicolaï Gedda, un modèle pour moi, le plus grand Don José. Je serai capable de devenir fou si ma mère était mourante et que l'on m'empêchait d'aller la retrouver.
Pouvez-vous me dire comment vous avez conçu le programme de votre concert en hommage à Méhul que vous devez donner à Londres, le 10 février, en compagnie de Jonathan Cohen à la tête de l’Orchestra of the Age of Enlightenment, un rendez-vous initié par le Palazzetto Bru Zane ?
M.S. : Les membres du Palazzetto Bru Zane m'ont parlé de ce projet il y a deux ans, car Méhul est méconnu et peu enregistré alors qu'il a été le premier à changer les choses en France et mérite à ce titre d’être réhabilité ; certes il y avait eu Lully et Rameau qui ont écrit de belles pages, mais pas de partitions révolutionnaires. Lui a composé des œuvres magnifiques sur des thèmes humains où la mythologie n'était plus souveraine, tout en apportant du drame sur la scène. L'équipe du Palazzetto a donc fait des recherches poussées pour trouver des œuvres rares et significatives. Je suis donc heureux de chanter Méhul (Mélidore et Phrosine, Uthal, Une folie, Euphrosine et Coradin), mais aussi Fidelio, car le public là non plus ne comprend pas pourquoi on peut aborder Florestan avec une voix plus légère.
La tradition veut que les ténors soient puissants, mais Anton Dermota était parfait et n'avait pas une voix si large. Le 1er air est très technique bien sûr, mais on peut le chanter avec moins de muscle et faire comprendre que Méhul a influencé Beethoven, ce que l'on a tendance à oublier.
Méhul est un grand compositeur qui a révolutionné la musique doucement, à la différence de Berlioz. Auber en écrivant La muette de Portici a apporté tant de choses, comme après lui Rossini le plus français des compositeurs italiens et Berlioz. Ce trio a changé l'histoire de la musique et du style français. Meyerbeer aussi, bien sûr, mais ses premiers opéras sont un hommage à Rossini.
D’autres projets qui vous tiennent à cœur ?
M.S. : L'an prochain je dois interpréter Benvenuto Cellini en concert à Carnegie Hall avec Gardiner et en France ma prochaine prise de rôle aura lieu au Palais Garnier, où je donnerai mon premier Tito dans La clemenza de Mozart (en novembre-décembre 2017 ndlr). Ah !, j’oubliais ma participation au Festival Berlioz l’été prochain, avec La damnation de Faust également dirigée par Gardiner.
Propos recueillis le 24 janvier 2017 et traduits de l'anglais par François Lesueur
Marie-Nicole Lemieux, Michael Spyres, Vannina Santoni, Jean-Sébastien Bou, etc. / Orchestre National de France, dir. Simone Young
31 janvier et 2 février 2017
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-en-concert-oratorio/carmenhttp://www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-en-concert-oratorio/carmen
« Gala Méhul »
Œuvres de Méhul, Gluck, Beethoven, Kreutzer, Salieri
Michael Spyres, John Irvin (tén.), Orchestra of the Age of Enlightenment, dir. Jonathan Cohen
10 février 2017 – 19:00
Londres – St John’s Smith Square Photo Michael Spyres © DR
www.oae.co.uk/tag/mehul/
Site de Michael Spyres : www.michaelspyres.com
Photo Michael Spyres © DR
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> Ermione de Rossini au Théâtre des Champs-Élysées
> Michael Spyres chante Méhul - Compte-Rendu
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