Journal
Une interview de Pablo Heras-Casado – Festival de Grenade : pluralité et renouvellement
Dans la phalange des chefs quarantenaires qui dominent aujourd’hui le monde de la direction d’orchestre, Pablo Heras-Casado est l’une des plus rayonnantes figures de cette génération qui a dépassé les chapelles. Boulézien et baroqueux, mais amoureux des grands romantiques, tel Mendelssohn dont il vient de diriger de façon flamboyante le copieux Elias à la Philharmonie de Paris (1) avec le Freiburger Barockorchester, le chef entend toujours marier rigueur de la lecture et chaleur de l’émotion musicale. Mais surtout, à ce jour, il retrouve son terroir, et il n’est pas à plaindre : être natif de la sublime Grenade et devenir le directeur du grand Festival international de Musique et de Danse qui s’y tient annuellement au début de l’été, voilà un superbe cadeau de la vie. L’enfant du pays se positionne par rapport à cette exaltante manifestation.
Comment définissez-vous vos goûts musicaux ?
Pablo HERAS-CASADO : Axés sur la multiplicité à condition qu’elle soit abordée avec le maximum de fidélité au compositeur et au sens de son œuvre. Ainsi pour Mendelssohn, lequel a su recueillir l’intérêt qui commençait à se manifester à son époque pour les musiques anciennes et les intégrer dans un style cosmopolite et moderne, voire opératique. Il faut donc là maîtriser beaucoup de styles. Je ne m’en tiens pas au côté musicologique pur, quand j’évoque la rigueur qui m’est précieuse, mais au fait de savoir lire au-delà des notes et fuir les styles d’interprétation à la mode. Ensuite il faut tenter de donner une vitalité, une qualité de nouveauté à l’œuvre qui a traversé les siècles. Mon idéal c’est la Musique tout simplement, de même que je peux apprécier les peintres du cinquecento autant que ceux du XIXe ou du XXe siècle. Je suis aussi passionné par Mendelssohn que par Bartók, j’aime diriger Monteverdi autant que Weil, Praetorius que Schumann et, pour ce qui est de Wagner, je vais attaquer mon premier Ring complet la saison prochaine au Teatro Real de Madrid, où il sera étagé sur quatre saisons. Mais je me défie des obsessions et je n’ai pas toujours un air dans la tête. Le silence est très important pour moi. A Grenade et Madrid, les deux villes dans lesquelles j’habite en alternance, il n’y a le moins possible de bruit dans ma maison, et je n’y mets pas de musique.
Ce Festival de Grenade, dont vous venez de prendre la direction, est une manifestation considérable : l’affiche est éblouissante, aujourd’hui comme précédemment, d’ailleurs. Pourquoi en parlait-on si peu jusqu’à présent ?
P. H.-C. : Nous les Espagnols, et notamment en Andalousie, nous sommes très fiers de notre patrimoine, de notre histoire, mais nous ne faisons pas grand-chose pour le diffuser ; nous nous contentons de le soigner. Je trouve que c’est dommage et qu’il serait bon de le faire connaître davantage. A Grenade tout le monde en parle avec tendresse et admiration mais il règne une sorte de conformisme heureux qui nous enferme un peu sur nous-mêmes. Pour ma part, j’ai toujours été frustré par cet état d’esprit qui n’est évidemment pas celui qui conduit ma vie de nomade, qui aime à porter partout l’universalité de la musique. Dans ma famille, il n’y avait pas de tradition musicale et je n’allais pas beaucoup au Festival. Mais vers quatorze ans j’ai commencé à y travailler comme petit bénévole, ce qui m’a permis de découvrir des merveilles. A l’époque, j’étais très anti-académique, mais j’essayais d’apprendre un peu de tout, du théâtre, de l’histoire de l’art, de la danse contemporaine, aborder le plus de disciplines. Ensuite, j’ai travaillé comme assistant à l’Opéra de Paris, et là j’ai appris à apprécier le ballet classique : j’y ai d’ailleurs dirigé en 2008 Les Enfants du Paradis, ballet de mon compatriote et ami José Martinez, alors étoile de l’Opéra et aujourd’hui directeur de la Compagnie nationale de Danse d’Espagne.
Pablo Heras-Casado © homestation
On sait la splendeur de l’Alhambra et des jardins du Generalife, mais les espaces utilisés pour concerts et spectacles sont ils bons sur le plan sonore ?
P. H-C. : Ce sont des espaces magnifiques, bien sûr, des bâtiments uniques mais qui n’ont pas été pensés pour les spectacles. Pourtant, par chance, ils sont pour la musique et la danse des lieux d’accueil absolument fascinants, comme le Palais de Charles-Quint, dont l’acoustique naturelle est parfaite, que ce soit Jaroussky qui y vocalise, ou la 8e Symphonie de Mahler qui y déploie son énorme masse. En regard de cet espace privilégié, les bassins, les patios, les petits lieux plus discrets sont autant de cadres magiques où le charme opère. Pour la danse, qui est plus compliquée, un théâtre a été construit en 1953 dans les jardins du Generalife. Ce n’est pas une grande maison, mais il y a tout ce qu’il faut, et on peut tout y adapter.
Dans votre programmation de l’année, y a-t-il un axe, ou un spectacle que vous défendez particulièrement ?
P.H-C. D’abord, nous rendons divers hommages aux grandes heures du Festival, qui date de 1952, mais a été précédé de prestigieux concerts symphoniques dès 1883 dans le Palais de Charles Quint, et du fameux Concurso de Cante Jondo où se croisèrent Lorca, Falla et Segovia. A l’époque, le public était amoureux de la musique russe et la venue de l’Orchestre du Mariinsky avec Valery Gergiev et Sergey Khachatryan au violon, le rappelle.
Autre volet majeur pour moi, l’évocation de Debussy, qui rêva de Grenade sans jamais y aller, et que Walter Gieseking joua au Patio de los Arrayanes (La cour des Myrtes), lors d’un récital demeuré historique. Egalement important, en rapport toujours avec la musique française, l’hommage à Couperin, dont on commémore le 350e anniversaire de la naissance. Mais le clavecin de Pierre Hantaï et le caractère grandiose de la musique de Wagner, jouée par le Philharmonia et Esa-Pekka Salonen, voisineront aussi, avec pour seul souci de ma part, un esprit de pluralité et de renouvellement.
Autre fête éblouissante à rappeler, la venue en 1918 des Ballets Russes de Diaghilev, un événement qui marqua les esprits. Nous le faisons revivre en lui insufflant une jeunesse nouvelle, avec à la fois les chorégraphies historiques de Nijinski et Fokine (l’Après-midi d’un faune et Le Spectre de la Rose) interprétées par des danseurs de l’Opéra de Paris, et le regard subtil du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui, avec « Faun » et L’Oiseau de Feu, mettra en valeur les qualités du Ballet des Flandres, dont il est le directeur. On verra aussi le mariage inattendu de l’icône Blanca Li avec la ballerine du Bolchoï, Maria Alexandrova pour Déesses et Démons, tandis que la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne montrera l’avancée de la troupe, grâce à José Martinez, dans une Carmen signée du Suédois Johan Inger. La teneur du festival est variée, multiple. Elle doit témoigner d’une grande ouverture sur les réalités du monde autant que célébrer la richesse des patrimoines.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 6 avril 2018
(1) Le 6 avril 2018
Festival de Grenade, du 22 juin au 8 juillet 2018 /www.granadafestival.org
Site de Pablo Heras-Casado : pabloherascasado.com/en/
Photo © José Albornoz
Derniers articles
-
21 Décembre 2024Jacqueline THUILLEUX
-
19 Décembre 2024Jacqueline THUILLEUX
-
17 Décembre 2024Alain COCHARD