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​Une interview de Pierre Pincemaille – Saint-Denis se mérite (orgue)

Titulaire du Cavaillé-Coll de la Basilique Cathédrale depuis près de trois décennies, Pierre Pincemaille se produit le 12 juin dans le cadre Festival de Saint-Denis. Michel Roubinet a rencontré un artiste qui fait figure de fils spirituel de Pierre Cochereau. Dialogue – sans langue de bois ! – avec Pierre II Le Grand ...
 
 
Le Grand Orgue de la Basilique Cathédrale de Saint-Denis, un monument ! Mais peu maniable pour quelqu’un comme vous que l’on sait amateur de confort moderne (1) : qu’est-ce qui fait que l’on reste près de trente ans titulaire d’une bête aussi indomptable ?
 
Pierre PINCEMAILLE : Cela fera effectivement trente années, dans un an et demi. Et j’ai bien l’intention de ne pas en rester là. Quatre raisons motivent cette intention.
Tout d'abord la renommée du poste. Achevé en 1840, le Grand Orgue de Saint-Denis constitue un tel jalon de l’Histoire de l’évolution de la facture d’orgue qu’il est connu des organistes du monde entier. Cet instrument sans équivalent est d’une valeur historique inestimable. En être titulaire est un privilège. Et puis il m’est toujours émouvant de gravir, chaque dimanche, mes soixante-quatre marches en sachant qu’il y a un peu plus de trois siècles, Nicolas de Grigny empruntait le même escalier – même s’il n’a pas connu et joué l’instrument d’aujourd’hui.
 
Ensuite, naturellement, l’instrument. « Monument peu maniable », dites-vous ? C’est le moins qu’on en puisse dire ! Mais il est très facile de comprendre pourquoi : après la Révolution, l’École d’orgue française classique a disparu définitivement. Au début du XIXe siècle, on ne trouve que « l’oasis Boëly » s’acharnant à prêcher – en vain – dans le désert des années 1830. Il faut attendre 1859, avec la composition des premières œuvres pour orgue du « patriarche » César Franck, véritable créateur de la nouvelle École symphonique d’orgue, pour voir se constituer un nouveau répertoire, rapidement enrichi par la suite par Guilmant et Widor. Et il faut patienter jusqu’en 1863, année du congrès de Malines, pour que soient déterminées, une fois pour toutes, les NORMES de construction des consoles d’orgue (avec l’abandon définitif du pédalier « à la française » au profit de celui « à l’allemande »).
 
Dès lors, quoi d’étonnant à ce qu’Aristide Cavaillé-Coll et son père Dominique – qui l’a puissamment aidé – aient opéré complètement à l’aveuglette entre 1833 et 1840 ? Ils ne disposaient d’aucun repère ! C’est pour cela que la console de Saint-Denis accumule ce que nous considérons aujourd’hui (à tort) comme des fautes de conception, en particulier les claviers manuels limités à 54 notes, et un pédalier « à la française » de deux octaves (de fa à fa). Ce dernier constituait un véritable archaïsme – étonnant contraste avec l’extraordinaire modernité du reste (machine Barker, jeux harmoniques, vent à diverses pressions, etc.). Fort heureusement, Charles Mutin, successeur de Cavaillé-Coll, l’a remplacé lors de la restauration de 1901 par un pédalier moderne (de ut à ut, avec prolongation à 30 notes, les 5 dernières n’étant opérationnelles qu’avec la tirasse). Il est à noter que nos doctes petits marquis (« techniciens-conseils » et autres), responsables de la restauration « à l’identique » de 1983, ont considéré, dans un inexplicable moment de compétence, cette évolution comme irréversible. On l’a échappé belle !
 
Mais ce qui reste le plus pénible à cette console, c’est la « position de conduite ». En avril 1994, excédé par le perpétuel manque d’équilibre qu’engendrait l’épouvantable banquette d’origine, j’ai commandé (et payé de mes propres deniers) son remplacement par un banc neuf réglable en hauteur (et partiellement en profondeur), ce qui rend la position de l’instrumentiste un peu moins inconfortable.
 Il n’en demeure pas moins que la console reste difficile à jouer car l’emplacement du bloc des claviers est trop reculé par rapport à celui du pédalier. Dites-vous bien qu’à Saint-Denis, toute œuvre réputée facile techniquement devient difficile à jouer !
 Voilà pourquoi je n’autorise personne, ni organistes, ni – à plus forte raison – critiques lorsqu’ils n’ont pas joué eux-mêmes au préalable l’instrument, à émettre quelque jugement que ce soit sur les malheureux concertistes (dont moi-même) quand ils interprètent une pièce du répertoire.
 Ainsi, comme vous le dites, si je suis, bien sûr, « amateur de confort moderne », je suis bel et bien obligé de m’accommoder de mon orgue tel qu’il est ! Avec un certain goût du challenge, peut-être…
 
… mais aussi la qualité de la liturgie
 
P.P. : En arrivant à la cathédrale, il m’a fallu supporter stoïquement ces cantiques hideux qui ont envahi la totalité (ou presque) des églises de France (lesquels ressemblent davantage à des chansonnettes de variété de la plus basse espèce qu’à de véritables chants religieux), dirigés au pupitre par de braves paroissiens bénévoles, dont la générosité et la disponibilité n’ont d’égales que leur incompétence, tant en musique qu’en liturgie. Et puis, en septembre 2003, à l’occasion d’un changement d’équipe paroissiale, a été nommé recteur le Père Dominique Lebrun (qui deviendra évêque de Saint-Étienne en juin 2006 avant d’être promu archevêque de Rouen en juillet 2015). À son arrivée, plein d’espérance, j’ai tenté ma chance en lui mettant le marché en main : « Vous me donnez carte blanche et je me fais fort de prendre entièrement à ma charge, avec l’aide de mon épouse Anne-France, toute l’organisation de la musique liturgique de la cathédrale ». Il accepta !
 
Les choses se sont alors mises en place progressivement. Bénéficiant de sa propre et longue expérience du chant choral, Anne-France a créé un petit chœur à 4 voix mixtes composé d’une douzaine de paroissiens (tous amateurs). Quant à moi, j’ai, petit à petit, constitué tout un « corpus » de chants liturgiques et de psaumes, choisis avec d’impitoyables critères de sélection, et systématiquement réharmonisés à 4 voix par mes soins. Il n’est pas inutile d’indiquer que, dans ce travail, je me suis largement inspiré de « l’esprit » des splendides musiques liturgiques de mon merveilleux ami, le Chanoine Jehan Revert, qui fut Maître de chapelle de Notre-Dame de Paris de 1959 à 1991.
 C’est dans ce répertoire ainsi constitué qu’Anne-France puise ce dont elle a besoin pour constituer le programme musical de chaque dimanche, en tenant compte avec soin et compétence du Temps liturgique, du contenu des lectures, de l’éventuelle fête du jour, etc. Par ailleurs, elle s’occupe également de la répétition hebdomadaire qui suit immédiatement la messe dominicale et prépare le programme de celle du dimanche suivant. Elle assure donc entièrement les fonctions de Maître de chapelle, mais bénévolement !
 Enfin, je demeure indéfectiblement attaché à cette magnifique tradition (spécifique à la France) qu’est la messe à deux orgues, avec stricte délimitation de l’attribution des deux instruments : l’orgue de chœur accompagne tout ce qui est chanté (à l’exception du Gloria, alterné à deux orgues ; le Grand Orgue, quant à lui, intervient pour introduire ou commenter.
 Le résultat est là : d’une part, les invités de ma génération (et au-delà) que je reçois à la tribune du Grand Orgue et qui nous disent souvent après la messe : « On se croyait à Notre-Dame de Paris… à la grande époque, avec Cochereau là-haut et Jehan Revert au pupitre » ; et d’autre part, l’affluence de l’assemblée qui remplit invariablement chaque dimanche toute la nef de la cathédrale.
 
Enfin, l’ineffable beauté du lieu ...

P.P. : L’abbatiale de Saint-Denis, promue cathédrale en octobre 1966 suite à la création des nouveaux diocèses de la couronne parisienne, est l’un des plus Hauts Lieux de l’Histoire de France – à égalité avec la cathédrale de Reims. Non seulement elle abrite la nécropole des rois de France, mais elle fut aussi témoin de quantité d’évènements historiques mémorables : outre les obsèques royales, le passage de Jeanne d’Arc, le sacre de certaines reines de France, l’abjuration d’Henri IV, les célèbres oraisons funèbres de Bossuet. Il fut d’ailleurs question, au XIIe siècle, d’y « importer » de Reims la cérémonie du sacre des rois. Initiative sans lendemain.
 
D’autre part, il ne faut jamais oublier que c’est ici qu’est né, en 1140 – à l’initiative de Suger, Père abbé de Saint-Denis à l’époque – ce que l’on appelle l’Art gothique. Contempler, chaque dimanche matin, en arrivant au Grand Orgue, cette admirable nef vue de la tribune est une jouissance inégalable pour les yeux. Ce monument est un pur joyau.
 Néanmoins, la cathédrale souffre d’un handicap : son implantation géographique, ce, pour des motifs qu’il est superflu d’évoquer et que tout le monde aura compris. Sachons faire abstraction de cela. En outre, son éloignement géographique – très excentré par rapport au cœur historique de Paris – n’attire pas suffisamment les visiteurs potentiels : la fréquentation touristique du monument s’en ressent, puisqu’elle demeure en deçà de ce qu’il mériterait. Songez qu’il a fallu attendre juin 1976 pour voir une ligne de métro arriver à nos portes !
 Qu’importe. Saint-Denis se mérite. La cathédrale s’offre volontiers aux touristes dotés d’un minimum de culture et férus d’Histoire de France. Et puis, franchement, l’agréable revers de la médaille est qu’en dehors des offices, elle ressemble encore, à l’intérieur, à un lieu de culte et non à un hall de gare, comme certaine autre où l’on est astreint à vingt minutes de file d’attente avant de pouvoir accéder au portail.
 
Par ailleurs, je constate que les pouvoirs publics, en matière d’information touristique, ne nous aident pas toujours comme il conviendrait. Ainsi, par exemple, l’autre jour, revenant d’un concert à l’étranger et débarquant à l’aéroport Charles-de-Gaulle, je prends distraitement dans un présentoir, à la sortie du terminal, un plan de Paris offert gracieusement aux passagers. En l’ouvrant, je remarque que les principaux monuments parisiens (la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe…) sont représentés en miniature. Portant mes yeux au nord de la Porte de la Chapelle, je cherche aussitôt la cathédrale de Saint-Denis… et ne l’y trouve point ! En revanche, figure bel et bien cette bâtisse en forme de soucoupe volante démesurée, sise à deux kilomètres de la cathédrale, recevant à intervalles réguliers quatre-vingt mille braillards qui vocifèrent, deux heures durant, leurs encouragements à l’adresse d’une vingtaine de pauvres diables courant après la baballe ! Panem et circenses…
 

© DR
 
Seul à bord, à votre tribune ?
 
P.P. : Seul maître à bord après Dieu, et heureux de l’être ! Je me félicite, non seulement d’être l’unique titulaire de l’instrument, mais, en outre, de ne même pas avoir de suppléant. Vous savez combien je désapprouve la « mode » actuelle consistant à pourvoir un seul et même orgue de « cotitulaires » multiples : pour moi, à UN instrument doit correspondre UN artiste. Pourrait-on imaginer (en leurs temps) un Vierne, un Tournemire, un Dupré, un Langlais, un Messiaen, un Cochereau partager leur poste ? Pourrait-on imaginer plusieurs archevêques de Paris officiant à tour de rôle ?
 
En outre, bien loin de constituer une astreinte pénible et ennuyeuse, le fait de me rendre chaque dimanche matin à ma cathédrale suscite en moi, tout au contraire, une joie constamment renouvelée. Quant à la gestion de mes (rares) absences, elle m’est facile : la pépinière de jeunes organistes que je forme – ou que j’ai formés – dans ma classe d’Improvisation au Conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés constitue un inépuisable vivier de remplaçants potentiels. De surcroît, c’est une excellente formation pour eux, au vu de « l’inconfort » notable de l’instrument. C’est d’ailleurs dans ce même vivier que je puise également les organistes qui assurent le service de l’orgue de chœur chaque dimanche. Là encore, c’est pour eux une remarquable formation au métier d’organiste d’église.
 
L’adéquation entre l’instrument (historique ou pas) et le répertoire qu’on y joue est-elle une nécessité ? Ou bien peut-on se risquer à jouer sur certains orgues des œuvres d’une esthétique opposée ? Et, si oui, cela présente-t-il un intérêt musical pour faire découvrir d’autres facettes des œuvres ?
 
P.P. : Une adéquation est évidemment indispensable pour toute réalisation de caractère « définitif » appelée à durer : entendez par là un enregistrement discographique. En revanche, dans le cadre d’un concert, cela ne me déplaît nullement, au contraire, de programmer une pièce dont l’esthétique est en contradiction avec l’instrument. Il m’est tellement agréable d’entendre à l’issue du récital les auditeurs me dire (par exemple) : « Merci pour votre Duruflé. Cela nous change de ce que nous entendons ici invariablement ». Cela étant, cette sorte de transgression n’offre pas vraiment d’intérêt proprement musical (même par une hypothétique découverte d’une facette inédite de l’œuvre). Cela octroie simplement la satisfaction artistique de parvenir à jouer sur un instrument un morceau auquel son esthétique ne le destine pas. Encore mon goût du challenge… et au diable les puristes ! Naturellement, il ne faut pas tomber non plus dans l’excès, comme prétendre interpréter du Franck sur un instrument baroque dépourvu de toute boîte expressive ! Sachons raison garder.
 

Pierre Pincemaille © DR
 
Le Grand Orgue de Saint-Denis s’est-il fait entendre en concert depuis votre nomination ?
 
P.P. : Au moment de ma prise de fonction, cet instrument était « l’Arlésienne » du monde de l’Orgue. Suite à des décennies de dysfonctionnement, puis de mutisme complet, tout le monde le connaissait mais personne ne l’avait entendu ! Sa restauration, entreprise en 1983 s’est (à peu près) achevée en octobre 1987. Si bien que le Père Jacques Midy, à l’époque recteur de la cathédrale, bon mélomane, qui a procédé (après concours) à ma nomination en novembre 1987, m’a aussitôt demandé d’organiser des auditions d’orgue régulières, ce que j’entrepris avec enthousiasme dès le 12 juin 1988. Chaque dimanche, les récitals s’inséraient entre 11 h 15 (fin de la Grand-Messe) et midi (ouverture au public de la nécropole royale). A partir de l’année suivante, ils s’étendirent de Pâques à la Toussaint, soit une moyenne de plus de trente auditions par an.
 
J’ai eu ainsi plaisir à inviter à ma tribune quantité de collègues, et non des moindres ! Parmi ceux-ci : Marie-Claire Alain, Suzanne Chaisemartin, Marie-José Chasseguet, Françoise Dornier, Aude Heurtematte, Jeanne Joulain, Odile Jutten, Marie-Louise Girod, Micheline Lagache, Susan Landale, Marie-Louise Langlais, Michelle Leclerc, Jeanne Marguillard, Ann-Dominique Merlet, Odile Pierre, Sarah Soularue, Jacques Amade, Georges Bessonnet, Philippe Brandeis, Michel Bouvard, Patrice Caire, Michel Chapuis, Jean Costa, Jean-Baptiste Courtois, Patrick Delabre, Thierry Escaich, François Espinasse, Pierre Farago, Vincent Genvrin, Georges Guillard, Jean-Claude Henry, François-Henri Houbart, André Isoir, Olivier Latry, Jean-Pierre Leguay, Philippe Lefebvre, Erwan Le Prado, Vincent Leroy, Gaston Litaize, Gérard Loisemant, Jean-Michel Louchart, Loïc Mallié, Bruno Mathieu, Thierry Mechler, Luc Paganon, André Pagenel, Sylvain Pluyault, Jean-Claude Raynaud, François Saint-Yves, Philippe Sauvage, Olivier Trachier, Vincent Warnier… J’en oublie sûrement certains et leur demande de me pardonner ! Je précise que tous ces artistes ont offert bénévolement leur concours : je ne disposais d’aucun budget pour les rémunérer (l’organisateur – en l’occurrence, votre serviteur – étant, lui aussi, bénévole). Puis, en septembre 1994, le Père Midy, appelé à d’autres fonctions dans notre diocèse, quitta ses fonctions à la cathédrale. Son successeur, subissant – plutôt qu’approuvant – l’existence de ces concerts, prit « le train en marche », en tolérant ceux-ci dans un premier temps. Puis il me fit comprendre assez vite qu’il désirait affecter la cathédrale, le dimanche entre 11 h et midi, à un usage exclusivement cultuel : éventuelle deuxième messe, baptême, etc. Ainsi donc, les récitals dominicaux réguliers cessèrent définitivement le dimanche 29 octobre 1995. Et pour dix-huit années.
 
Ils ont donc repris, depuis lors ?
 
P.P. : Oui, en 2014, sous l’égide du Centre des Monuments Nationaux (ex-Caisse Nationale des Monuments historiques), et à l’initiative de Monsieur Serge Santos, administrateur de la cathédrale. Mes invités et moi-même lui adressons notre vive gratitude. Toutefois, la forme de ces récitals a été remaniée : d’une part, nous n’en organisons plus que sept par an, soit un par mois, d’avril à novembre (relâche au mois d’août) ; et, d’autre part, ils ont lieu désormais le dimanche de 17 h à 18 h, avant l’office du soir. Cette année, après avoir accueilli Olivier Penin (3 avril) et François-Henri Houbart (8 mai), j’attends avec joie la venue de mes prochains invités : Erwan Le Prado (3 juillet), Olivier Vernet (4 septembre), Daniel Roth (2 octobre) et Jean-Paul Imbert (6 novembre).
 
Dans quel cadre est programmé votre récital du 12 juin prochain à la cathédrale ?
 
P.P. : Le prestigieux et renommé Festival de Saint-Denis, créé en 1969 et actuellement dirigé par Nathalie Rappaport. C’est elle qui m’a fait appel pour donner ce récital. Celui-ci s’effectuera donc sous une double égide : dans le cadre du Festival, et dans celui des récitals dominicaux mensuels.
 
Le programme que vous proposerez le 12 juin prochain satisfait, si j’ai bien compris, un désir de se détacher du répertoire habituel de l’orgue – pourtant gigantesque. Dans quel but ?
 
P.P. : En tant que musicien, j’ai toujours déploré le fait de constater qu’après Jean-Sébastien Bach, les « Grands » de la Musique se sont détournés de l’Orgue. Rendez-vous compte qu’il faut attendre Franck et Messiaen pour voir enfin deux compositeurs « généralistes » – et non pas des « organistes-compositeurs » (même si l’un et l’autre étaient organistes) – renouer avec la production de pièces pour orgue ! N’est-il pas affligeant de constater que Haydn, Mozart, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Brahms ont délaissé (ou presque) notre instrument ? La raison en est simple : à l’époque de Bach, il y avait adéquation entre les orgues joués par les compositeurs et leurs besoins en matière d’expression instrumentale. Par la suite, l’orgue a été délaissé au profit de l’orchestre, bien plus souple de sonorités. L’orchestre classique a donc succédé aux ensembles baroques, avant de céder la place à son tour à l’orchestre symphonique. Quant à la facture instrumentale, notamment celle des instruments à vent, elle a beaucoup progressé, et les exigences des compositeurs en matière de dosage de timbres et d’équilibre de nuances se sont de plus en plus affinées.
 
Durant cette longue période d’évolution tous azimuts, la facture d’orgue a, quant à elle, complètement stagné : tout s’explique ! Néanmoins, quelques grands Noms ont quand même cédé à la tentation d’écrire pour orgue, même si ces rares pièces ne représentent qu’une goutte d’eau dans la totalité de leur production. Mon objectif est donc de présenter au public quatre de ces précieux échantillons : le charmant Rondo en ut majeur de Mozart, écrit en 1791, quatre mois avant l’achèvement de La Flûte enchantée (on est proche de l’esprit de certains airs de Papageno) ; le Prélude et Fugue en ut mineur de Mendelssohn, évident hommage à Bach ; le célèbre Canon en si mineur qu’à l’origine, Schumann écrivit pour ce très curieux instrument qu’est le piano à pédalier ; et l’admirable Choral-Prélude « Herzlich tut mich verlangen » que Brahms signa peu de temps avant sa mort. Ces quatre pièces seront précédées du grand De Profundis à 6 voix de Bach, que je jouerai à la mémoire de Jehan Revert, disparu il y a un an, et suivies du Prélude, Fugue et Variation de Franck, puis du Choral varié sur le « Veni Creator » de Duruflé.
 
Vous terminerez par une improvisation, bien sûr ?
 
P.P. : Conformément à mes habitudes !
 
Parlons de l’improvisation. Les questions habituelles : nature et finalité de l’improvisation ?
 
P.P. : La nature de l’improvisation, c’est la création instantanée d’une œuvre, sans préparation préalable, et dont on souhaite qu’elle donne le plus possible l’illusion d’une pièce écrite. Elle s’oppose à cette dernière, laquelle est au contraire l’objet d’un intense et complexe travail d’élaboration. Quant à la finalité de l’improvisation, disons simplement que je prends plaisir à improviser parce que c’est dans ma nature, voilà tout ! Et que je me plais à espérer que le public éprouve le même plaisir à m’entendre…
Quant à l’improvisation dans un cadre liturgique, là, c’est différent. Il s’agit de s’insérer le plus intimement possible au déroulement de l’office. Voilà pourquoi l’usage de l’improvisation à l’office est irremplaçable, introduisant ce qui va être chanté, ou commentant ce qui vient de l’être. Il y a là un véritable dialogue, une complicité, entre le Grand Orgue et le chœur. J’ajoute, bien sûr, l’aspect pratique de l’improvisation puisqu’elle s’adapte à la durée requise – jamais prévisible à l’avance – de chaque intervention. Je dispose à la tribune du Grand Orgue de voyants lumineux commandés du chœur m’indiquant le moment où je dois commencer à jouer et celui où je dois m’arrêter. C’est la raison pour laquelle je ne joue jamais de répertoire au cours des messes.
 
Le thème donné : simple prétexte, nerf de la guerre ?
 
P.P. : Je dirais : un déclencheur. Pour que l’improvisateur puisse donner le meilleur de lui-même, il est impératif que le thème soit composé en étroite symbiose avec le tempérament artistique de celui auquel il est destiné, de manière à aiguillonner le plus efficacement possible son inspiration. Et puis parfois se produit l’inattendu : une longue et belle mélodie savamment élaborée inspirera moins l’improvisateur qu’un thème très bref de quelques notes qui va, quant à lui, déclencher immédiatement l’inspiration. On est dans le domaine de l’inexplicable…
 
Œuvre simplement de l’instant, ou qui parfois mériterait de survivre en étant notée noir sur blanc ?
 
P.P. : Ça reste de toute façon une « œuvre de l’instant », et seules les plus réussies d’entre elles méritent peut-être d’être réécoutées – si elles ont eu la bonne fortune d’être enregistrées. En revanche, je suis opposé, par principe, aux « transcriptions » d’improvisations, car celles-ci en détruisent le charme, c’est à dire leur part de mystère, leur caractère éphémère. Ajoutons à cela que, malgré le talent méritoire des transcripteurs, l’on ne peut être jamais certain de l’exactitude absolue du contenu de leurs reconstitutions. Enfin, dernier point et non des moindres, la reconstitution dévoile fatalement ce que l’improvisateur aurait bien voulu conserver caché : ces multiples petites incorrections qu’il n’aurait jamais laissé passer s’il s’était agi d’une composition écrite, et qu’en tant qu’improvisateur muni du « métier » nécessaire, il s’ingénie précisément à camoufler.
 
Pourquoi ne pas écrire, alors ?

 
P.P. : C’est fait ! Il y a dix ans, j’ai composé pour orgue une petite chose, destinée à être le « morceau imposé » du Concours Jean-Louis Florentz de 2007 dont je présidais le jury : « Prologue et Noël varié » (édité chez Delatour, ndr)
 
Se surpasse-t-on en improvisant ?
 
P.P. : On tente toujours de le faire, évidemment. Parfois, l’on peut y parvenir…
 
En tant que musicien créateur, vous inscrivez-vous dans un temps revendiqué, une « école », une lignée… ?
 
P.P. : Assurément ! J’assume pleinement ma filiation avec les langages harmoniques de Debussy, Ravel, Duruflé, ainsi que le premier Messiaen, le tout dans le souvenir d’un Pierre Cochereau qui fut pour moi une sorte de père spirituel (quoique n’ayant jamais pris avec lui le moindre cours).
 
 

Parlons de l’enseignement, de la transmission ...
 
P.P. : L’enseignement constitue, en temps effectué, ma principale activité de musicien. Il y a d’abord, déjà citée, ma classe d’Improvisation au Conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés, dont j’ai la charge depuis l’année scolaire 2000-2001, et où j’ai eu la joie de former la quasi-totalité des actuels improvisateurs de la jeune génération, avec 27 Premiers Prix décernés. Il y a ensuite ma classe de Contrepoint au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où nous travaillons la composition d’études de styles à leur degré le plus élevé : chorals pour orgue dans le style de Bach ; motets pour chœur et orgue dans les styles de Bach et Mozart ; variations instrumentales dans le style de Beethoven pour piano, quatuor à cordes, ou trio (piano-violon-violoncelle).
 Il y a enfin ma classe d’Écriture au Conservatoire de Saint-Germain-en Laye où j’accueille des débutants, mais où je prépare aussi les étudiants les plus aptes au concours d’entrée au CNSM de Paris. Depuis 2009, treize d’entre eux en ont réussi l’épreuve. Et tous n’étaient pas des organistes, loin s’en faut. D’ailleurs, vous aurez remarqué que je n’enseigne pas mon instrument. Je m’en félicite. Au contraire, la variété de mes enseignements me « sort » salutairement du monde de l’orgue et de ses limites, en me permettant d’aller voir constamment « ailleurs » en Musique ce qui s’y passe.
 
Comment les concerts en des lieux tous différents rythment-ils la vie du musicien Pierre II le Grand… ?
 
P.P. : Comme vous y allez ! Après tout, je ne mesure qu’un mètre soixante-et-onze… (rires). Les concerts, c’est une aventure toujours passionnante : concevoir un programme pour un instrument inconnu dont on n’a qu’une connaissance livresque ; une fois arrivé sur place, le découvrir (en en faisant parfois le tour dans un « timing » limité à cause de l’occupation des lieux) ; le faire bien sonner ; aller à la recherche des registrations les plus originales. Ce dernier point est l’une de mes petites spécialités : j’entends souvent à l’issue de mes concerts les auditeurs me confier qu’ils ont perçu des sonorités qu’ils n’avaient jamais entendues auparavant. Éloge délicat ! Mais à présent, je commence à restreindre mes activités de concertiste. J’aurai soixante ans en décembre prochain : place aux jeunes en général, et à la cohorte de mes brillants anciens disciples en particulier.
 
Des projets, dans l’avenir immédiat ?
 
P.P. : Plus modestement, trois simples « rendez-vous ».
 
La célébration à la cathédrale, le dimanche 9 octobre prochain, du cinquantenaire de la création de notre diocèse, présidée par notre évêque, Mgr Pascal Delannoy, et notre actuel recteur, le Père Jean Jannin. Puis, le trentième anniversaire de ma propre nomination, en novembre 2017, avec l’idée d’un petit concert deux orgues et chœur. Enfin, la réalisation prochaine de deux CD autour de Saint-Denis, avec mon ami Pascal Oosterlynck (Disques Ctésibios, 2) : le premier qui, avec le concours des chœurs de la cathédrale, tâchera d’être un fidèle reflet de nos liturgies dominicales ; le second qui sera un récital au Grand Orgue, avec un programme embrassant le répertoire le plus étendu possible – depuis mon illustre prédécesseur Nicolas de Grigny jusqu’à Olivier Messiaen – dans le but de mettre ainsi en valeur mon orgue, magnifiquement bien entretenu par les facteurs Bernard Dargassies et Gaël Coutellier. Nonobstant, je ne vous cache pas la très vive appréhension que j’éprouve pour cette dernière réalisation…
 
?!?...

P.P. : Oui : je crains les critiques dont elle sera immanquablement l’objet… (rires). Je plaisantais ! Je faisais allusion à l’un de ces parasites du monde de l’Orgue, petit marquis scribouillard de certaine presse écrite, lequel – non content de signer courageusement d’un pseudonyme (qui n’abuse personne) ses diatribes au vitriol – « dézingue » invariablement toute production discographique d’orgue qui lui tombe sous la griffe. Il serait temps que ce genre de magazine se mette davantage au diapason de l’attente de ses lecteurs : ceux-ci n’ont qu’une passion mitigée pour l’exercice du tir aux pigeons… « Tout ce qui est excessif est insignifiant », disait Talleyrand.
 
Propos recueillis par Michel Roubinet le 6 juin 2016

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(1) http://www.concertclassic.com/article/pierre-pincemaille-saint-denis-25-ans-aux-claviers-du-cavaille-coll-op-1-compte-rendu
 
(2) http://www.ctesibios.fr/ctesibios/p-pincemaille.html
 
Pierre Pincemaille, orgue
Œuvre de Bach, Mozart, Mendelssohn, Schumann, Brahms, Franck, Duruflé & improvisations
12 juin 2016 – 17h
Saint-Denis – Basilique Cathédrale
www.festival-saint-denis.com/concert/grandes-orgues
 
Sites Internet :
 
Pierre Pincemaille
http://pierrepincemaille.fr
 
Festival de Saint-Denis – programme 2016
http://www.festival-saint-denis.com/programme/
 
Récital de Pierre Pincemaille du 12 juin 2016
http://www.festival-saint-denis.com/concert/grandes-orgues
 
Basilique Saint-Denis
http://www.saint-denis-basilique.fr
http://architecture.relig.free.fr/denis.htm
http://www.patrimoine-histoire.fr/Patrimoine/SaintDenis/Saint-Denis-Basilique-Saint-Denis.htm
 
Orgue Cavaillé-Coll de la basilique Saint-Denis
http://organ-au-logis.pagesperso-orange.fr/Pages/Abecedaire/SaintDenis.htm
 
 
Photos © DR

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