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Une interview d’Etienne Dupuis, baryton – « Le challenge est pour moi la clef du bonheur »

 
 

Avant d’y être Escamillo pour deux soirs en février, Etienne Dupuis revient ce mois-ci à l’Opéra Bastille en comte de Luna du Trouvère. Laurent Bury a rencontré l’artiste québécois pendant les répétitions.
 
Avez-vous conscience de faire partie d’une vague de chanteurs canadiens qui se sont imposés sur les scènes internationales ?

Nous ne sommes pas les premiers ! Il y a eu Gino Quillico, Jean-François Lapointe, Manon Feubel, et en remontant plus loin, Joseph Rouleau (1929-2019). Mais c’est un peu étrange, nous nous côtoyons un peu partout, et comme nous parlons français, nous sommes volontiers invités dans les autres pays francophones. Pourtant, nous ne nous connaissons pas toujours bien. Sauf Michèle Losier, que j’ai rencontrée à 19 ans, car nous avons fait toutes nos études ensemble, ou Julie Boulianne aussi. Mais Frédéric Antoun, par exemple, est quelqu’un que j’ai connu beaucoup plus tard. Même chose avec Hélène Guilmette : nous nous entendons très bien, mais elle est plutôt à Québec, et moi à Montréal. Quant à Marie-Nicole Lemieux, que j’adore, nous avons donné notre premier concert ensemble en décembre 2019, et nous venons de faire notre premier opéra ensemble, Le Trouvère à Montréal, c’est absurde d’avoir attendu aussi longtemps ! En tout cas, il s’agit d’une génération presque spontanée, car cette « vague » dont vous parlez n’est pas le fruit d’une école, nous avions tous des professeurs différents. Je dirais plutôt que ce devait être dans l’air du temps.

Vous avez peut-être bénéficié de conditions plus favorables que vos aînés ?

C’est surtout qu’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, on est beaucoup plus au courant de qui fait quoi et où. Dans les années 1980, il y a un chanteur canadien qui était partout : Gino Quillico. Il a tout fait, avec les plus grands, La Bohème avec Pavarotti et Freni, il a chanté Escamillo aux côtés de Maria Ewing en Carmen. En France, quand je venais chanter Figaro dans Le Barbier de Séville, sur mon costume il était toujours écrit « Lapointe ». Jean-François Lapointe a fait énormément de choses, lui aussi, mais on le sait moins parce qu’à l’époque on n’avait pas le même accès à l’information. Au Canada, l’art lyrique, qui avait été supplanté par le cinéma en tant que divertissement populaire, a été relancé avec la fondation de l’Opéra de Montréal en 1980, puis de son Atelier lyrique, pour former la jeune génération. Et je suis frappé de constater qu’il y a encore énormément de jeunes chanteurs qui alimentent le vivier ; c’est d’autant plus impressionnant que les salaires diminuent, les options se réduisent, des compagnies ferment… Il y a un certain pessimisme des artistes et du public (« c’était mieux avant »), mais les programmes destinés aux jeunes artistes attirent toujours autant de participants.

A vos débuts, aviez-vous pour modèles des chanteurs canadiens ?

Oui et non. Joseph Rouleau, très impliqué dans le monde lyrique, était de ceux qui allaient repêcher les jeunes chanteurs. J’ai fait quelques concerts avec lui, c’est devenu un ami, et j’ai beaucoup appris à son contact. En fait, dans ma jeunesse, je rêvais d’être ténor, j’écoutais Björling, Corelli, car je suis un grand romantique dans l’âme. J’avais de bons aigus, mais la nature m’a fait baryton. Par ailleurs, j’ai une réelle passion pour le jeu théâtral, même si je l’ai peu étudié, et sur ce plan, la personne qui m’a le plus influencé, c’est Jacques Brel, qui chantait droit devant son micro, mais sur les films on voit son visage si expressif, ruisselant de sueur, on entend son incroyable prononciation, avec ces R interminables… J’admire cette volonté de faire passer un texte par le jeu, cette réflexion sur chaque mot. On me dit parfois que l’on comprend très bien ce que je chante, mais je ne passe pas ma vie à travailler ma prononciation. Simplement, j’essaye de toujours penser à ce que les mots veulent dire, et je suis peiné pour certains collègues qui se décrochent la mâchoire parce qu’ils en ont assez qu’on leur reproche de ne pas articuler assez.

D’après votre compatriote Marie-Nicole Lemieux, les Québécois ouvrent beaucoup plus la bouche pour parler, ce qui permet un meilleur placement de la voix pour chanter.

J’abonde tout à fait dans son sens. Comme les Québécois exagèrent les nasales, par exemple, il est plus simple de leur demander d’en faire moins. Alors que pour quelqu’un qui parle depuis toujours derrière les dents, l’appareil réverbératoire est très fermé, et il n’est pas facile d’apprendre à l’ouvrir.
 

© Dario Acosta

Dans Hérodiade, donné en concert à Lyon (1) et à Paris, la critique a salué le naturel de votre déclamation française.

Dès ses premiers opéras, Massenet savait vraiment écrire pour les voix. On dit qu’il arpentait sa chambre en scandant le livret pour en trouver le rythme, et ça ne me surprend pas. Hérodiade est une œuvre fantastique, que je vais reprendre en Allemagne, mais toujours en concert. Avec mon épouse Nicole Car, nous rêvons de participer à une production scénique. Comme pour Thaïs, que je n’ai chanté qu’en concert, ces œuvres sont devenues délicates à monter, à cause de leur livret qui a vieilli ; elles exigent du metteur en scène de grandes ressources créatives. J’ai eu la chance de faire Les Pêcheurs de perles à Strasbourg dans un spectacle signé Vincent Boussard : Zurga était Bizet lui-même, qui revisitait son passé, avec un résultat d’une grande beauté, sans déplacer la charge émotionnelle de l’œuvre.

Vous qui chantez au Met, vous n’êtes pas pour autant l’ennemi des mises en scène dites « modernes » ?

Pas du tout ! Mais je ne les apprécie pas toutes de la même façon. J’ai beaucoup aimé le Rigoletto de Claus Guth, par exemple, j’ai trouvé que ça fonctionnait très bien. Alors que pour sa Bohème dans l’espace, j’ai trouvé certains moments très beaux, mais j’ai perdu le fil à la moitié du spectacle. Même chose pour Krzysztof Warlikowski : j’ai eu beaucoup de mal à suivre son Iphigénie en EHPAD, mais à l’inverse, son Don Carlos était d’une clarté admirable, et dans un décor fermé, pour lequel je le remercie ! Les décors nous aident énormément, nous autres chanteurs. Dans Le Trouvère à Bastille, si on a la chance d’être adossé à l’une de ces colonnes qui montent et descendent, la voix est tout de suite projetée. Dans Les Pêcheurs de perles dont je viens de parler, le plateau était recouvert d’eau, au troisième acte : c’était formidable, car le son rebondit sur l’eau. Et à la fin je devais me rouler dedans, la température n’était pas tous les soirs aussi agréable …

Revenons-en au répertoire français, qui se limite de plus en plus à un nombre d’œuvres très restreint.

C’est vrai. Je fais Escamillo, Albert dans Werther (et le rôle-titre dans la version pour baryton), Athanaël, Hérode, Valentin dans Faust. Lescaut dans Manon m’intéresse moins car le rôle est plutôt écrit pour un baryton-basse. J’ai beaucoup chanté Zurga mais on ne me le propose plus. Pelléas et Mélisande est mon opéra préféré, entièrement fondé sur la déclamation ! Je crains de ne plus avoir tout à fait la clarté dans l’aigu nécessaire pour Pelléas, et d’un autre côté, j’ai dû refuser un Golaud il n’y a pas longtemps ; je n’en ai pas encore les graves, alors je le garde dans ma manche, pour plus tard.

 

Rodrigue dans Don Carlos au Met la saison dernière © Ken Howard - Met Opera

Vous abordez désormais les rôles verdiens : est-ce un palier dans votre carrière, avec de nouvelles portes qui s’ouvrent ?

Je ne suis pas pour autant un « baryton Verdi » typique, même si, à part Posa et Luna, je chante aussi des rôles comme Germont ou Renato. Et je ferai mes débuts en Rigoletto à la fin de cette année. Tout le monde ne m’imagine pas dans ce répertoire, donc si je m’y révèle convaincant, et sur une grande scène, cela pourrait susciter des offres. Ce qui me fait toujours plaisir, c’est qu’un directeur de casting me propose un rôle auquel je n’ai jamais pensé. Le challenge est pour moi la clef du bonheur. Si je refais dix fois La Bohème, j’espère toujours être stimulé par l’équipe, par la mise en scène. J’ai beaucoup chanté Posa, mais le comte de Luna, que j’interprète seulement pour la deuxième fois, n’a rien à voir : à part son air qui est très beau, le personnage est toujours en colère ! C’est très difficile à apprendre à chanter sainement.

Vous rêvez de certains rôles en particulier, ou vous vous laissez porter par les circonstances ?

J’ai plutôt tendance à me laisser porter. Je n’ai pas de rôle rêvé, mais j’ai des équipes de rêve. J’adorerais travailler avec Robert Lepage, s’il refait un jour de l’opéra. J’ai très envie de faire du cinéma, de mener des projets connexes. Je voudrais écrire une série à la Dix pour cent sur le monde de l’opéra. Les anecdotes qu’on se raconte entre collègues, personne ne les croirait, et il y a matière à faire rire, à faire réfléchir.

Pas de plan de carrière, alors ?

Je suis déjà beaucoup plus loin que ce dont je rêvais ! Quand j’avais 25 ans, un ami m’a expliqué que s’il n’avait pas chanté au Met ou à la Scala avant 35 ans, il aurait échoué. J’ai reçu des offres de la Scala, mais ça n’a pas encore pu se concrétiser, mais j’ai chanté au Met. Et maintenant, j’ai l’impression de toucher un bonus. C’est ma femme qui m’a incité à chanter Verdi, parce qu’il y avait une place à prendre. Dans la génération précédente, Ludovic Tézier est un des plus jeunes. Qui y a-t-il d’autre ? George Petean, Artur Ruciński, peut-être. Je ne suis pas un Hvorostovski, une de ces forces de la nature qui peuvent chanter pendant des heures. J’interprète Verdi avec ma voix, à ma manière, et cela plaît ou pas.

Et pour chanter Don Carlos en français, vous avez un avantage…

J’ai adoré la version originale ! Auparavant, je croyais préférer la version Italienne, mais en français, tout fait parfaitement sens, la ligne mélodique, les moindres nuances paraissent évidentes. Même la version en quatre actes a d’abord été pensée en français, puis traduite pour l’Italie.

Vous avez enregistré pour le Palazzetto Bru Zane des raretés comme Thérèse de Massenet, ou La Reine de Chypre d’Halévy : des rôles que vous ne rechanterez jamais ?

Cela ne me dérange pas d’apprendre un rôle même si c’est pour un seul concert. Cela fait réfléchir, ça change de la routine ! Et en ce qui concerne Massenet, il serait grand temps de s’intéresser à ses opéras trop négligés aujourd’hui. Berlin a remonté les Meyerbeer, par exemple, mais chez Massenet, il reste énormément à redécouvrir. Et le Palazzetto ne peut pas tout faire seul.
 

 En comte de Luna du Trouvère lors de sa récente prise de rôle à l'Opéra de Montréal © Vivien Gaumand - Opéra de Montréal

Quelle est votre attitude face au disque ?

Je n’aime pas tellement me réécouter. Je me juge avec sévérité, je me dis que j’aurais pu aller plus loin dans la ligne, ou même pour la justesse. J’ai l’oreille absolue mais ça ne veut rien dire. J’ai un problème avec les voyelles : si je les « chante » trop, la note baisse. Dans Le Trouvère, chaque entrée se fait avec un récitatif non accompagné. Comme j’essaye de faire du son, de placer la voix davantage dans le nez, parce que j’ai envie de bien la projeter dans cette salle immense, le chef m’a tout suite fait remarquer que j’étais un peu bas.

Transmettez-vous déjà les fruits de votre expérience ?

J’aime enseigner, je le fais de plus en plus, et j’ai l’impression d’apprendre beaucoup en le faisant. J’ai donné des master-classes, seul ou avec ma femme. L’Atelier lyrique de Montréal me le demande régulièrement. Beaucoup de gens me contactent en privé, mais je n’ai pas le temps de tous les voir.

Prévoyez-vous de chanter jusqu’à un âge avancé ?

Je ne sais pas. J’ai 43 ans, ce qui n’est ni vieux ni jeune, c’est un peu l’âge d’or pour un baryton ! Tous les corps sont différents, j’ai peut-être abusé de ma voix quand j’étais plus jeune, l’avenir le dira. J’avoue que je serais très tenté par la mise en scène, la direction artistique… On m’offrirait d’animer un talk-show, je dirais oui. Un jour quelqu’un verra peut-être en moi quelque chose que je n’ai pas vu, j’essaierai, et si les gens aiment, je continuerai !

Vous chantez aussi l’opéra d’aujourd’hui, et vous tiendrez prochainement le rôle-titre dans The Death of Klinghoffer de John Adams, en concert à Amsterdam. Est-ce un choix ou un hasard ?

J’aime beaucoup l’opéra contemporain quand je peux m’y impliquer d’avance. J’ai mes convictions, je considère que l’opéra doit être un art pour tous. Ce qui fait le succès d’une œuvre auprès du grand public, ce sont les moments accessibles à l’écoute, les mélodies qui vous trottent dans la tête. Et il y a aussi des sujets qui nous touchent plus que d’autres. Dead Man Walking, de Jake Heggie, et Les Feluettes, de Kevin March, sont les deux opéras contemporains que j’ai préféré chanter. Les Feluettes est l’adaptation d’une pièce de Michel-Marc Bouchard, dont l’Opéra de Montréal a assuré la création en 2016. C’est une histoire d’amour qui se déroule dans une prison, et peu importe qu’il s’agisse d’une relation homosexuelle : il y a dans la musique un tel lyrisme que cela transcende le fait que cet amour-là unit deux hommes. La scène de la déclaration d’amour est si émouvante que j’avais l’impression de parler à ma femme. Elle n’a pas pu assister aux représentations, mais quand je lui ai fait visionner le film du spectacle, elle était en larmes à la fin ! Cet opéra reste un souvenir exceptionnel, il faudrait qu’il soit monté en France, ce qui ne coûterait d’ailleurs pas forcément très cher. C’est une œuvre qui parle d’elle-même, parfaite pour le théâtre d’aujourd’hui, avec une histoire universelle. Je crois que c’est une piste à suivre pour l’avenir de l’opéra.

Propos recueillis par Laurent Bury le 18 janvier 2023
 

Photo © Dario Acosta

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