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Une interview du baryton Mattia Olivieri – Quand le rêve devient réalité
Physique de jeune premier, timbre chaud et ambré, le baryton italien Mattia Olivieri aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie, sera bientôt l’artiste que toutes les scènes vont s’arracher. Cet artiste à l’enthousiasme communicatif a franchi avec confiance et régularité toutes les étapes, bénéficiant d’une formation à l’ancienne marquée par plusieurs rencontres décisives. Ainsi de rôle en rôle, de théâtre en théâtre, il est aujourd’hui un interprète complet capable d’alterner Mozart (Don Giovanni dans la mise en scène extravagante de Roland Schwab), Puccini, Verdi, le Donizetti buffa (celui de L’elisir d’amore et de Don Pasquale) ou dramatique (La Favorite), compositeur béni grâce auquel il va pouvoir débuter dans quelques jours sur la scène de l’Opéra Bastille, en interprétant Enrico dans la Lucia di Lammermoor mise en scène par d’Andrei Serban, production célèbre dont la reprise se fera sous la baguette d’un des chefs les plus prometteurs de la nouvelle génération, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg : Aziz Shokhakimov.
Entre deux déplacements à Berlin et à Florence et ses premières répétitions parisiennes, Mattia Olivieri a bien voulu répondre à nos questions avec franchise, sincérité et spontanéité.
Mattia Olivieri, vous voici à Paris pour débuter sur la scène de la Bastille dans le rôle d’Enrico de Lucia di Lammermoor, rôle que devait interpréter le baryton Quinn Kelsey. Pour vous c’est une chose inespérée et une étape importante pour votre carrière. Comment vous sentez-vous à quelques jours de la première ?
Je suis pour tout vous dire, très ému. J’éprouve un très grand plaisir d’être ici car il s’agit d’un rêve qui devient réalité : pouvoir chanter dans ce théâtre dont l’histoire est marquée par tant de productions magnifiques, confiées à des distributions légendaires est pour moi une grande satisfaction. Cette maison fait partie des grandes institutions musicales qui perpétuent la tradition et s’inscrivent dans l’Histoire de la musique, ce qui constitue pour un chanteur à la carrière encore jeune – même si je travaille depuis quelques années tout de même – une étape importante. Après avoir débuté à la Scala, à Berlin et bientôt à Madrid et à Munich, Paris compte énormément pour moi. Quand la nouvelle est arrivée, j’ai immédiatement pensé au tremplin que ces débuts pouvaient constituer. Il a fallu vérifier si la période demandée était libre, car souvent il n’est pas possible d’accepter les propositions, faute de temps, mais en ce qui me concerne je n’avais que quelques concerts en février, faciles à décaler à la différence d’une production d’opéra que l’on ne peut pas rompre sans motif avéré. J’ai donc pu accepter cet Enrico tout en sachant que je devais honorer mes contrats berlinois (terminer deux représentations de Don Giovanni) et florentins (Carmen sous la direction de Zubin Mehta) encastrés pendant les répétitions parisiennes. J’espère que la voix va tenir mais j’ai confiance et ma motivation est totale.
Vous avez déjà chanté Enrico il y a quelques années à Padoue. Ce personnage est fascinant car écrit dans une musique magnifique pour caractériser une âme absolument noire, car le frère de Lucia est ce que l’on peut appeler un monstre. Comment parvenez-vous à combiner ces paramètres ?
Dans cette mise en scène dont nous avons parlé avec l’assistant qui reprend l’originale d’Andrei Serban, il va falloir insister sur un pan plus intime de la personnalité d’Enrico, notamment dans certains passages où l’on doit clairement comprendre que son destin tient entre les mains de sa sœur : en effet si elle refuse d’épouser Arturo tout bascule. Je vais donc devoir mettre l’accent sur ces détails révélateurs de son machiavélisme et de l’insistance qu’il met à voir Lucia signer ce contrat. Je vais tout faire pour exprimer la peur qu’il ressent lors de ce mariage forcé qui, s’il échouait, conduirait à sa perte. Pendant le duo qui précède la cérémonie, Lucia lui prend des mains son pistolet et alors que l’on s’attend à ce qu’elle le pointe sur lui, elle le met contre sa tempe, menace d’autant plus forte que si elle se tuait, une fois encore tous les plans mis en place par Enrico voleraient en éclat. Jouer les méchants est très intéressant car ils sont à l’opposé de ma nature : je suis dans la vie quelqu’un d’aimable et de bon et le fait de devoir incarner un personnage totalement différent de moi est bien plus électrisant. Il n’y a rien de compliqué à se glisser dans la peau du Marcello de La Bohème, car il est proche de ma nature, il s’irrite parfois, bougonne, mais au fond c’est une bonne personne. Il est donc bien plus précieux, plus subtile de chercher à interpréter un caractère sombre et mauvais parce qu’il vous oblige à puiser en vous, à creuser. Les costumes et le maquillage peuvent également vous aider à dessiner le personnage et à accompagner votre démarche psychologique et physique.
Vous êtes devenu en peu de temps un baryton appelé par les plus grandes scènes pour interpréter Di Luna à la Fenice, Figaro à la Scala, Don Giovanni à Macerata, Monfort à Palerme, mais il me semble que tout est venu sans précipitation après de longues années de préparation. A qui devez-vous ce parcours qui vous a conduit à une lente maturité ?
Je rebondis sur Les vêpres siciliennes auxquelles vous faites allusion ; bien que je ne parle pas le français j’aime beaucoup chanter cette langue. Là encore il s’agissait d’un remplacement de dernière minute et j’ai dû apprendre le rôle de Monfort en quinze jours ! Pour cela j’ai travaillé comme un fou d’abord avec une conseillère pour la langue, puis avec un pianiste et une coach, car dire un texte ce n’est pas savoir forcément le chanter, votre langue est si complexe (rires). Il est vrai que nous sommes capables d’apprendre grâce à la musique qui est un soutien fantastique, elle nous permet de mémoriser les paroles, mais faire tout cela en peu de temps a relevé du défi. Pour revenir à votre question, j’ai eu la chance de rencontrer pendant ma formation deux personnes essentielles qui sont devenues mes repères : mon maître de chant Maurizio Leoni et ma pianiste Renata Nemola. Sans eux je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. Si j’ai un doute je les consulte, même si j’ai pu au fil des années rencontrer d’autres personnes, comme le pianiste Michele d’Elia que j’ai rencontré à Milan et avec qui je fais de nombreux récitals. Vous savez nous chantons, mais nous ne nous entendons pas vraiment bien. On me dit souvent à la fin d’une représentation que j’ai très bien chanté alors que j’avais cru que certains passages étaient ratés ; je sais à quels moments la technique a pu manquer, mais la perception qu’en aura eu l’auditeur n’est pas la mienne, d’où l’importance d’avoir auprès de soi une oreille extérieure, celle d’une personne en qui vous avez confiance pour vous dire la vérité : c’est absolument indispensable. Si j’ai des interrogations au sujet d’un rôle, je me tourne vers ceux qui vont être en mesure de me répondre en toute honnêteté.
Né à Sassuolo, province de Modena, terre natale de Freni et de Pavarotti, vous aimiez très tôt chanter des chansons, puis avez appris la flute traversière, le piano et la guitare sans rien connaître de l’art lyrique, avant d’éprouver un véritable choc en assistant à une représentation du Barbier de Séville à Milan. Pouvez-vous nous raconter cette anecdote qui a changé votre destin ?
Oui bien sûr. Lorsque j’ai intégré le Conservatoire de Bologne, à 18 ans, j’ai eu la chance qu’une de mes professeures croit en moi, car les deux premières années de formation ont été dramatiques ; j’étais dans un monde totalement étranger. Certains jeunes avaient déjà des connaissances, mais de mon côté je ne connaissais que la musique pop que je chantais en voiture pendant les longs trajets avec mes parents. Cela a donc été un choc car tout me paraissait insurmontable et j’étais perdu, non préparé et souvent désemparé. J’ai donc failli tout lâcher car je ne me sentais pas à ma place. J’étais obéissant, s’il fallait apprendre un air j’étais capable de le préparer, mais il n’y avait pas eu de déclic. Je n’avais jamais vu aucun spectacle et mes parents qui m’ont tout donné, n’avaient jamais applaudi Pavarotti. C’est alors que Renata Nemola est intervenue et me disant que j’étais courageux, intelligent, mais que je devais aller au théâtre pour comprendre ce qu’était l’opéra. Nous sommes ainsi partis pour Milan avec deux billets en poche, pour que mon éducation musicale ait lieu. Je me souviens que nous étions placés en hauteur mais dès que l’orchestre s’est accordé je me suis rendu compte que n’avais jamais entendu une chose pareille ; nous n'étions même pas l’ouverture, ni en train d’écouter un crescendo rossinien que le miracle avait déjà eu lieu, j’ai su à ce moment que j’allais choisir ce métier. C’est sans doute aussi grâce à l’art lyrique que j’ai compris que si l’on étudiait on pouvait arriver quelque part et que la méritocratie avait une place dans ce monde, à la différence de la musique pop. A l’opéra tu peux débuter dans un petit rôle comme le Baron Douphol dans Traviata, puis gravir un à un les échelons et être appelé pour un rôle plus consistant qui te mènera ensuite à un premier rôle. Si tu te comportes bien, si tu travailles régulièrement tu progresses et ta voix sera remarquée. Je dis souvent que j’aurais été heureux de chanter dans de petits théâtres et de pouvoir faire ce que j’aime, mais avec un peu d’ambition on peut voir plus grand et se retrouver sur les plus belles scènes.
Parmi les nombreuses rencontres que vous avez faites il y en a une qui compte sans doute plus que toutes les autres, celle du maestro Chailly avec lequel vous avez travaillé à Valencia et grâce à qui vous avez pu débuter à la Scala de Milan. Que représente aujourd’hui un chef d’orchestre comme lui pour un jeune musicien plein d’enthousiasme comme vous l’étiez et l’êtes toujours ?
Je me souviens de la première chose importante que j’ai faite lorsque j’étais encore à l’Opéra studio du Centre de perfectionnement Plácido Domingo de Valencia : on m’a proposé de chanter Schaunard dans La Bohème ce qui était tout à fait exceptionnel, les jeunes se voyant attribuer normalement Parpignol ou un Douanier, surtout sur une production dirigée par Chailly. Mais là encore la chance m’a souri grâce à la surintendante de Valencia, Helga Schmidt, qui a cru en moi et m’a confié par la suite un grand nombre de rôles qui m’ont permis de faire mes armes sur scène, chose qui aurait dû arriver bien plus tard. J’ai ainsi pratiquement tout chanté, même une Zarzuela alors que je ne parlais pas encore l’espagnol et tout cela m’a été très utile. Grâce à ce premier Schaunard j’ai donc pu côtoyer le maestro Chailly dont je ne connaissais que les disques, qui apporte un soin extraordinaire aux moindres détails. Je n’ai pas dormi pendant une semaine avant la première car je sentais peser sur moi une énorme pression. J’ai également pu travailler le rôle avec Davide Livermore qui insistait sur le fait qu’il est le premier à comprendre que Mimi est morte et nous avons beaucoup répété pour que son « E spirata » paraisse réel d’un point de vue théâtral.
En février dernier à Rome vous avez chanté Ping en concert après avoir participé à la nouvelle intégrale de Turandot qui doit paraître prochainement chez Erato, dirigée par Pappano, avec le couple Radvanovsky/Kaufmann. Comment avez-vous vécu cette expérience qui est devenue désormais rare ?
Je dois reconnaître que cela a été extraordinaire de participer à cet enregistrement, car pour moi que n’en avais jamais fait tout était nouveau. Cela n’a rien de comparable avec la scène. Là encore travailler avec un chef comme Pappano a été fantastique car c’est une personne qui cherche toujours le meilleur, de lui et des autres. Il nous pousse toujours à aller plus loin, à essayer, à exagérer un piano, une inflexion, pour que l’interprétation sonne vraie, comme si l’on était sur un plateau de théâtre. La concentration pendant les séances a été très forte et j’étais impressionné par le fait que Pappano veille sur tout et nous étions encore en période de pandémie avec les distances entre les solistes et les membres du chœur qui étaient répartis dans tout l’auditorium. Parmi les maîtres incontestés je dois également faire une place à Zubin Mehta qui assiste à toutes les répétitions et dont la présence apporte à l’équipe un soutien incomparable. Je suis très chanceux.
Quels sont les partenaires qui vous ont marqué et dont vous avez appris ?
Oh il y en a beaucoup et je ne peux pas en distinguer un en particulier. Le chant nous met tellement à nu, nous pousse à exprimer des choses tellement intimes, c’est très particulier quand on y pense, car l’étude a lieu d’abord en solitaire puis nous confrontons nos idées avec un pianiste ou un chef, viennent plus tard les répétitions et enfin nous nous retrouvons en scène avec des collègues pour partager des émotions et les transmettre au public. J’aime cette communion et apprendre des autres surtout lorsqu’ils sont plus expérimentés. J’aime les regarder pour voir comment ils résolvent certains passages difficiles par exemple. Je me souviens lorsque j’étais au Comunale de Bologna à l’école de l’opéra, je cherchais alors mes aigus et j’ai dû travailler Das Knaben Wunderhorn de Mahler. Lorsque j’ai vu que la partition s’étendait du la grave au la aigu, je me suis dit que je n’allais pas y parvenir. Cette perspective m’a angoissé, alors je suis allé sur youtube et suis tombé sur une vidéo du plus grand interprète de ce cycle, Dietrich Fischer-Dieskau. Nos voix sont différentes, mais j’ai pris le temps de le regarder pour comprendre comment il se préparait avant d’émettre la note ; la position de sa bouche m’a aidé et grâce à lui je suis parvenu à résoudre cette difficulté. Le chant oblige à rechercher sans fin d’autant que notre corps change, que nous murissons et que l’on ne doit jamais penser que ce qui est acquis l’est pour l’éternité. Pour revenir à ta question, je ne donnerai donc pas de noms mais je peux dire que j’ai beaucoup appris des autres. J’aime également me rendre à l’opéra pour écouter mes collègues comme récemment à Berlin où j’ai pu assister à une représentation de Samson et Dalila avec Anita Rachvelishvilli et Brian Jadge. J’ai eu également le privilège de me retrouver aux adieux de Baremboim à la Philharmonie où il était entouré de Martha Argerich et j’ai énormément pleuré.
Pour finir avec cette Lucia que vous chanterez prochainement auprès de Brenda Rae et de Javier Camarena, vous avez dit il y a quelques semaines qu’il était plus facile de chanter, surtout un rôle nouveau, à la Fenice, où vous vous sentez comme à la maison, sans ressentir de pression. Pouvez-vous me dire ce que vous ressentez ici à la Bastille, une scène sans doute plus grande et donc plus exposée ?
(Rires). Disons que le fait de chanter une œuvre de Donizetti, compositeur dont je suis proche, est plus rassurant que si je devais me mesurer à un opéra de Verdi. J’ai beaucoup chanté L’Elisir d’amore, Don Pasquale et La Favorita et cela tempère mon anxiété. De toute façon nous ne jouons pas avec la vie des gens, à la différence des médecins qui doivent parfois faire des choix essentiels. A l’opéra nous sommes là pour divertir le public et si nous ne pouvons pas donner le maximum comme cela peut arriver parfois, le fait d’être sincère et crédible suffit aux auditeurs. Une fois sur scène il ne faut plus penser à la technique et aux mille choses qui accompagnent notre travail, mais se dire que l’on devient quelqu’un d’autre, un personnage, censé divertir et faire oublier au public les tracas de sa vie quotidienne.
Propos recueillis et traduits de l’italien par François Lesueur le 26 janvier 2023
Donizetti : Lucia di Lammermoor
Paris - Opéra Bastille
Du 18 février au 20 mars 2023
www.operadeparis.fr/saison-22-23/opera/lucia-di-lammermoor
Photo © Roberto Baruffi
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