Journal
Valery Gergiev et l’Orchestre du Mariinsky de Saint-Pétersbourg à la Fondation Louis Vuitton – Ouverture en musique de l’exposition Morozov (streaming) – Compte-rendu
Ravel, Moussorgski, Rachmaninov, Debussy et Tchaïkovski : le programme est à l’image de la générosité slave. En deux soirées, il installe l’atmosphère de transition d’un siècle à l’autre, de l’héritage classique à l’invention d’une modernité, qui est celle de cette collection surhumaine constituée au début du XXe siècle par les frères Morozov, jeunes capitaines d’industrie et grands connaisseurs d’art. Deux pièces d’orchestre françaises rappellent les liens entretenus par les Morozov, les peintres et les marchands entre Moscou et Paris : la Pavane pour une infante défunte de Ravel, le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Toutes deux conduites avec une certaine solennité, vaguement inquiétante pour le Ravel, et une opulence sonore qui emmène Debussy vers des régions moins immatérielles qu’à l’accoutumée, où la flûte solo semble peindre à l’huile plus qu’à l’aquarelle.
Photo © Fondation Louis-Vuitton / Gaël Cornier
Valery Gergiev (photo) connaît bien les trois jeunes solistes invités à porter avec lui la flamme russe : il a souvent dirigé la pianiste chinoise Yuja Wang et le violoniste suédois David Lozakovich avec le Philharmonique de Munich. Les liens avec Alexandre Kantorow sont encore plus serrés : c’est sous la direction artistique de Gergiev que le Concours Tchaïkovski a primé le pianiste en 2019 – une première française depuis la création de la compétition en 1958.
Premier soir : Yuja Wang dans le Concerto n° 2 de Rachmaninov. On ne se focalisera pas, ce qui se fait trop souvent, sur la robe de Yuja Wang – jaune de Naples, assortie aux Van Gogh de la collection Morozov – ni sur ses doigts dignes, dit-on, des films d’arts martiaux. Parce que du cinéma, Yuja Wang n’en fait pas. Il y a bien évidemment de la virtuosité dans ses mains mais pas de paillettes dans son jeu ; de la force, de la tenue, presque de la réserve, jusqu’à se laisser parfois engloutir par l’orchestre dans ce torrent de l’âme russe, composé par Rachmaninov comme une psychothérapie.
Photo © Fondation Louis-Vuitton / Raphaël Martiq
Avec les Tchaïkovski du lendemain, il faut également échapper aux appellations incontrôlables : Alexandre Kantorow, 24 ans, « tsar du piano », Daniel Lozakovich, 20 ans, « nouveau Menuhin »… Dans le Concerto n° 2, impossible néanmoins de résister à l’aura musicale d’Alexandre Kantorow, presque nonchalant dans l’allure, sans la moindre tension apparente même lorsqu’il fait exploser le clavier sous une palette de couleurs à l’aune de l’événement. Quand le regard n’est pas plongé vers une vie intérieure où doit rôder Tchaïkovski, il est tourné vers le chef qui ne semble plus diriger mais suivre le pianiste, ses intuitions, et ce sens aigu de l’orientation dans un concerto où l’on s’égarerait facilement. L’Andante non troppo, comme un triple concerto pour violon – impressionnant Lorenz Nasturica-Herschcowici –, violoncelle et piano, ou la fin suspendue de l’Allegro con fuoco final devraient rassurer sur les capacités d’écoute mutuelle des stars.
Photo © Fondation Louis-Vuitton / Raphaël Martiq
Valery Gergiev reprend la main dans le Concerto pour violon du même Tchaïkovski pour accompagner le très jeune Daniel Lozakovich : sonorité filée très brillante, esprit slave marqué et fougue générale de l’orchestre jusqu’à provoquer un vol d’archet par-dessus les pupitres ! Pendant les rappels, Gergiev sourit à Lozakovich en bon père de famille tandis que l’accolade à Kantorow a quelque chose de l’adoubement d’un maître.
La rediffusion en ligne n’exigeant pas l’ordre chronologique, terminons sur la pièce emblématique d’un programme conçu pour célébrer une collection russe de peintures essentiellement françaises : Les Tableaux d’une exposition, composée pour le piano par Moussorgski en hommage à son ami le peintre Viktor Hartmann, puis orchestrée par Ravel. La pâte sonore de l’orchestre, le contraste en clair-obscur des vents et des cordes, la virtuosité des lignes qui sinuent sous un glacis, la structure de chacune des scènes… on n’en finirait pas de filer la métaphore picturale. Pour étrange qu’elle soit – doigts frémissants, main droite pincée sur un cure-dent – la battue de Gergiev tient l’ensemble autant qu’un poing serré ; comme son langage du corps, ses grognements, les regards lancés à travers les pupitres qui ne laissent rien flotter : il n’y a sans doute pas beaucoup d’humour dans cette interprétation, pas mal de lumière noire et même un peu d’angoisse ; depuis plus de trente ans que le chef a pris la direction musicale du Mariinsky, il sait exactement ce qu’il veut en faire.
On aimerait maintenant inviter l’auditeur à visiter l’exposition Morozov comme si c’était celle qui avait inspiré Moussorgski – et à établir ses propres correspondances entre les scènes et les tableaux. Pour Catacombes, l’effrayante Ronde des prisonniers de Van Gogh semble s’imposer.
Didier Lamare
Disponibles sur medici.tv jusqu’aux 20 et 21 décembre 2021
www.medici.tv/fr/concerts/valery-gergiev-conducts-ravel-moussorgski-and-rachmaninov-yuja-wang/
www.medici.tv/fr/concerts/valery-gergiev-conducts-debussy-and-tchaikovsky-daniel-lozakovich-and-alexandre-kantorow/
Fondation Louis-Vuitton : la collection Morozov, icônes de l’art moderne, jusqu’au 22 février 2022
www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/icones-de-l-art-moderne-la-collection-morozov
Photo Valery Gergiev © Fondation Louis-Vuitton / Gaël Cornier
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