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Nijinsky de John Neumeier par le Ballet National du Canada au Théâtre des Champs-Elysées - Fascinante danse de mort – Compte rendu
Prodigieux ballet que ce Nijinsky de John Neumeier, encore qu’on emploie ce mot charmant de ballet avec circonspection tant la forme et le sens de la pièce mériteraient sans doute plutôt celui de drame dansé. Peut-on descendre si loin dans les méandres d’un autre être, dans sa folie et ses déchirures sans atteindre aussi à ses propres abimes? C’est ce que l’on ne peut manquer de se dire en suivant la vertigineuse approche du mythe Nijinsky que le chorégraphe réalisa en 2000 et que le Ballet National du Canada présente aujourd’hui à Paris.
Consacré à une vie d’exception, fabuleuse et effroyable, ce ballet est aussi l’œuvre d’une vie : John Neumeier découvrit le personnage et s’y attacha passionnément dès 11 ans dans sa lointaine Milwaukee, grâce à quelques livres sur des rayonnages. Dès lors, il commença une collection devenue aujourd’hui la plus grande du monde, accumulant tout ce qui, porcelaine, dessins, livres, tableaux et mille autres témoignages, pouvait le rapprocher du Dieu de la danse des années 1910. Mais ce n’est qu’en 2000 qu’il décida et parvint à maîtriser les multiples voies qui s’entrechoquaient dans son esprit, nourri de tant de références et de réflexions, pour trouver un axe à cette évocation majeure pour lui. Déjà il l’avait effleurée, de façon très conceptuelle pour le Vaslaw qu’il offrit à Patrick Dupond, en 1979. Le Pavillon d’Armide, merveille revisitant le premier ballet que Nijinsky dansa à Paris en 1909, compléta la trilogie en 2009.
Guillaume Côté © Aleksandar Antonijevic
Lorsque Nijinsky fut créé à Hambourg, par une troupe vouée aux moindres désirs du chorégraphe, on le jugea impressionnant, mais un peu codé, parce que chargé de références trop nombreuses, faisant appel à des connaissances de la geste Nijinsky que le public n’avait pas forcément. A vouloir trop dire, le chorégraphe s’était peut-être laisser déborder par l’énormité de son sujet. Aujourd’hui, l’œuvre a mûri, et l’on n’en voit plus que les extraordinaires et oppressantes beautés, dans une gradation musicale et expressive admirablement menée. Neumeier, heureusement, n’a pas été tenté par une version trop biographique : il fonctionne à sa façon, qui est de plonger dans l’âme et ses conflits, ses contusions, ses obscurités. Et c’est un grand livre qu’il propose, ouvert sur toutes les cases de la mémoire, mais brouillées, disloquées par le temps et la démence qui enferme définitivement le héros en lui-même.
Démarrée en 1919, une première partie séduisante ranime dans le cerveau enfiévré du danseur, déjà très malade, l’épopée fulgurante des Ballets russes, ses rôles les plus fameux et sa rencontre avec Romola son épouse, laquelle allait causer son éviction des Ballets Russes par un Diaghilev furieusement jaloux, et précipiter le drame. On passe ensuite aux années de guerre et d’enfermement, où d’autres pièces plus acides comme Petrouchka se mêlent à des évocations de violence, à l’Ecole de danse, aux champs de bataille, et dans sa propre vie.
Là encore, on est fasciné par l’habileté diabolique avec laquelle Neumeier entrelace les remontées de la mémoire, faisant faire au Faune les gestes du Spectre de la Rose, ou le contraire, tandis que la musique du Schéhérazade de Rimsky-Korsakov déploie ses volutes envoûtantes. Dans la seconde partie, c’est la douloureuse 11e Symphonie de Chostakovitch qui a été choisie, celle qui évoque le dimanche rouge de 1905, dans lequel le danseur fut légèrement blessé au corps et lourdement à l’âme.
Heather Ogden, Guillaume Côté & Carsten Jung @ Erik Tomasson
Certaines scènes éblouissent par leur pure beauté, les odalisques tourbillonnant, le trio de Romola avec Nijinski lui-même et son incarnation en Faune, puisque la jeune femme, amoureuse d’un danseur génial, ne parvient pas à le dissocier de l’homme, ce qui fera son malheur – on se souvient de l’effet produit à Hambourg par le tandem des jumeaux Otto et Jiri Bubenicek, incarnant les deux volets de Nijinsky. D’autres sont déchirantes et brutales : ainsi le duo où, dans la seconde partie, Romola tire le héros en luge, prostré, avant qu’il ne se révolte en une furieuse séquence d’hystérie, la broyant entre ses jambes en d’effarantes torsions, hystérie que l’on retrouvera dans l’image finale, quasi christique, où drapé de tissu écarlate et noir, le geste fracassé, il mime guerre et souffrance en un piétinement forcené.
On s’en doute, cette œuvre bouleversante, et confondante par son envergure, n’est guère facile à interpréter, elle demande un engagement au-delà de la norme, des capacités d’endurance physique et psychologiques exceptionnelles et de surcroît un nombre important de solistes, John Neumeier ayant choisi de faire surgir autour de son héros, la plupart de ses incarnations scéniques, se mêlant en un vrai délire visuel. Et s’il a choisi de la confier au Ballet National du Canada, ce n’est donc pas par hasard. La troupe, aujourd’hui dirigée par la canadienne Karen Kain, qui fut une des grandes interprètes de Roland Petit, et notamment sa Nana, est de tout premier ordre, et comporte nombre d’étoiles à forte individualité, qui peuvent se glisser dans de multiples rôles. Elle s’est familiarisée avec le style de John Neumeier dont elle a dansé La Mouette et depuis 2013, ce Nijinsky.
Guillaume Côté & Heather Ogden © Erik Tomasson
Le soir de la première le couple Guillaume Côté (photo)-Heather Ogden a bouleversé par la beauté de ses lignes autant que par son intensité dramatique, sans déborder vers une emphase qui n’eut pu qu’affaiblir le propos, mais on a aussi été séduit par les apparitions glamoureuses de l’Esclave d’Or, le rôle le plus populaire de Nijinsky, incarné par Francisco Gabriele Frola. Même magie avec l’ensorcelant Naoya Ebe en Faune, fragilité prenante de Dylan Tedaldi, le malheureux frère du héros. Pour les femmes, grâce et élégance de Jenna Savella, sa sœur, et de Xiao Nan Yu, sa mère. Incarnations diverses, toutes superbes, tandis que le corps de ballet, de grande allure, n’atteint cependant pas toujours à une parfaite qualité d’ensemble, notamment pour les odalisques, ce qui n’a rien de surprenant car l’enjeu est de taille, alors qu’à Hambourg, la troupe est rompue à toutes les exigences du maître depuis des décennies. Quant au support orchestral auquel John Neumeier tient particulièrement car il déteste les bandes, ce qui complique la tâche des producteurs, il a été à la hauteur de l’enjeu : l’Orchestre Prométhée est décidément providentiel et la vigueur de son chef pour la circonstance, David Briskin, n’a pas nui à l’émotion suscitée par le spectacle, d’autant qu’il avait des partitions difficiles à défendre, comme la 11e de Chostakovitch.
Le mythe de Nijinsky n’a donc pas fini de perturber. Chose inouïe que cet homme lequel, dira-t-on, ne fut « qu’un danseur » et ne chorégraphia que quelques œuvres finalement peu données, puisque ce qu’il en subsiste à ce jour n’est qu’hypothétique, ait pu canaliser ainsi les aspirations, les troubles d’une époque en pleine mutation, par son corps, ses gestes et leur projection vers un infini formulé dans ses croquis, ses cahiers, tous marqués par la même désespérance, le même désir d’évasion. Bref, comment il est devenu ce qu’on appelle aujourd’hui une icône. On a plutôt, par l’extrême sensualité autant que l’intellectualité qui s’attacha à son sillage, envie de dire une idole. « Qui a vu danser Nijinsky reste à jamais appauvri de son absence », écrivit Anna de Noailles. Avec le formidable bond fait par John Neumeier vers cet inconnu toujours présent, le lien entre des éléments disparates est enfin tendu, grâce à la danse, qui parle mieux que les mots.
Jacqueline Thuilleux
Nijinsky (chor. John Neumeier) - Théâtre des Champs-Elysées, le 3 octobre ; prochaines représentations les 6, 7 et 8 octobre 2017 / www.theatrechampselysees.fr/saison/danse/danse-1/ballet-national-du-canada
Photo (Guillaume Côté) © Bruce Zinger
Photo (Guillaume Côté) © Bruce Zinger
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