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Les Archives du Siècle Romantique (15) - Marcel Clavié : Benjamin Godard, étude biographique (1905)
A pareil événement discographique, les Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, ne pouvaient que répondre en faisant place à un témoignage sur Benjamin Godard.
Disparu précocement en 1895, le compositeur fit l’objet dix ans plus tard d’une étude biographique sous la plume de Marcel Clavié. On découvrira ci-dessous de larges extraits de cet hommage ému au « grand souffle de sincérité » d’un « vrai lyrique » dont l’indépendance en pleine déferlante wagnérienne mérite d'être soulignée.
Alain Cochard
*
Au moment où le Monde musical s’apprête à fêter honorablement en lui élevant un buste, le très digne, le très laborieux et fécond musicien Benjamin Godard, il est bon, il est utile même, de rappeler ce que fut celui qui produisit dans sa carrière tant d’œuvres mélodiques charmantes et, pour la plupart, de premier ordre.
Dans l’étude qu’on va lire, nous avons apporté tout le soin désirable. Nous n’avons pas voulu écrire une critique de l’œuvre de Benjamin Godard. Non ! car, pour nous, la critique proprement dite, la critique musicale ou tout autre n’existe pas. C’est pour cette raison que nous ne suivrons pas la voie dans laquelle certains écrivains ont cru devoir s’engager, à l’époque où Benjamin Godard jouissait d’un succès légitimement acquis, en écrivant que ce dernier ne pouvait être classé parmi les musiciens de grand mérite. Cela était vraiment audacieux, d’autant plus que ces prétendues critiques, et pour la plupart violentes, étaient formulées en plein mouvement wagnérien. […]
Dès que le décès du puissant et délicat auteur de la Berceuse de Jocelyn fut connu à Paris, les critiques méchantes qui, pendant quelque temps, ne s’étaient pas manifestées, redoublèrent. C’est alors que nous assistâmes à un véritable déchaînement de haines, de mensonges et par conséquent de violentes appréciations dénuées de toute sincérité et de toute probité.
Certaines critiques mêmes eurent l’audace de reprocher un manque de sincérité dans la composition de ses œuvres à Benjamin Godard.
Je crois que si Benjamin Godard méritait un reproche, ce n’était pas celui qu’on lui adressait à l’heure de sa mort, parce qu’il n’était plus là pour répondre : que son œuvre péchait par la sincérité.
Pour nous, qui avons approfondi avec probité l’œuvre de l’auteur du Tasse, nous restons convaincus, au contraire, que son œuvre lyrique, grandiose et puissante, est dominée, enveloppée d’un grand souffle de sincérité. […]
Benjamin Godard fut aussi un excellent professeur. Ses élèves n’eurent jamais l’occasion de se plaindre de lui, car il évitait autant que possible que cette occasion se manifestât ! Il aimait ses élèves, surtout ceux qui étaient passionnés pour leur art.
Quant à sa vie, essentiellement privée, laborieuse et mouvementée, et à laquelle nous n’avons aucun droit de toucher, nous pouvons avancer cependant qu’elle fut digne de son œuvre. Nous avons dit plus haut que Benjamin Godard était un sincère. Nous le redisons encore, car il fut aussi un homme de bien, et par conséquent un grand cœur. […]
Benjamin Godard fut sûrement le musicien le plus fécond de son époque. Ayant orienté son inspiration dans tous les genres, il écrivit un très grand nombre de partitions. Il eut l’inspiration facile et la production laborieuse. Nous savons bien que, pour le talent d’un artiste, c’est souvent là un écueil, car il est préférable de mûrir, de réfléchir longtemps une œuvre avant de la produire, de la livrer au grand public. Mais nous ne pouvons rien à cela, car les œuvres de Benjamin Godard, tout en étant nombreuses et bien diverses, n’en sont pas moins personnelles.
C’est entendu, Benjamin Godard a écrit parfois trop facilement sa musique ; mais tous ceux qui ont eu le loisir d’approfondir avec sagesse l’œuvre immense qu’il a laissée, doivent reconnaître avec nous qu’il n’a pas été une exception. Et sans vouloir comparer le tempérament de Beethoven à celui de Godard, car ces deux tempéraments, tout en éprouvant parfois les mêmes émotions, les mêmes vibrations devant la Nature, furent bien différents, nous dirons que l’auteur de la 9e Symphonie a été aussi un musicien richement doué et superbement fécond. Nous dirons mieux encore : c’est que Alphonse Lamartine, Alfred de Musset – surtout ce dernier – Armand Sylvestre, furent aussi des poètes féconds. C’est pour cette raison que, souvent, la pensée essentielle, dominante, a été affaiblie par la facilité de la production dans certaines de leurs œuvres poétiques lyriques. Mais n’empêche : ils furent, quoi qu’on dise et quoi qu’on veuille prouver, comme Benjamin Godard, de grands poètes lyriques. Pas plus que les autres humains, ils ne pouvaient être complets…
Benjamin Godard était né pour être ce qu’il a été pendant toute sa vie : un musicien richement doué, sincère et par-dessus tout humain. Il le savait fort bien, car, pourvu d’une intelligence lumineuse, il possédait au plus haut degré les secrets de l’analyse. C’était un psychologue avisé, et certaines de ses phrases contenues dans bon nombre de mélodies et symphonies sont là pour démontrer que nous ne donnons pas une appréciation ou que nous ne faisons pas une remarque à la légère. Il connaissait donc sa valeur. C’était un caractère, une physionomie, une force. C’est pour cela qu’il dédaigna avec un beau courage et une rare fierté tous les outrages de ses contemporains.
Dès sa plus jeune enfance, Benjamin Godard produisit. Il travailla avec acharnement et, après avoir écrit quelques bluettes agréables, fines et sentimentales, comme il était aussi un excellent musicien, il fit, en compagnie de Vieuxtemps, une tournée en Allemagne, où il obtint un immense succès. C’est à partir de ce moment-là que Benjamin Godard fut apprécié comme virtuose de très grand mérite.
C’est également à partir de cette même époque qu’il se mit à produire avec beaucoup de sincérité et d’enthousiasme un nombre très respectable d’œuvres toutes faites de jeunesse, de fraîcheur, de sagesse et de pur lyrisme.
Après avoir écrit des mélodies, des romances, des berceuses empreintes du plus grand charme et de la plus touchante sentimentalité, Benjamin Godard, plus expérimenté, voulut se consacrer à la haute et large composition musicale.
Son œuvre de début fut le Tasse, qui révéla en lui un vigoureux tempérament dramatique. Dans cette œuvre, la psychologie y est intense, et la phrase y est écrite avec délicatesse et précision. Elle y est aussi d’une touche parfois légère, parfois grave et à la fin poignante, surtout dans le passage où le musicien souligne en le caractérisant bien, avec une fougue étonnante, le mal qui ronge, qui détruit le cerveau du Tasse, pour le faire déchoir dans le domaine de la folie.
Après le Tasse, Benjamin Godard donna au théâtre les Guelfes, Jocelyn, le Dante, la Vivandière, etc.
Mais tout en produisant des œuvres dramatiques, Benjamin Godard, qui était avant tout un sentimental et un mélodiste, écrivit plusieurs symphonies fort appréciables et justement goûtées, ainsi que plusieurs concertos de violon.
Tout en approuvant la netteté et l’ampleur de la phrase dans les Guelfes, partition possédant de très grandes qualités d’orchestration, nous aimons mieux son œuvre suivante, Jocelyn, plus lyrique, et cependant, quoique le sujet s’y prêtât beaucoup, moins mystique que les Guelfes.
Jocelyn, dont les paroles ont été tirées du poème de Lamartine par le délicat poète Armand Sylvestre, est une œuvre lyrique de très haute portée. L’auteur, pur romantique et quoique se révélant, comme dans les Guelfes, à nouveau mystique, mais plus accessible à la pensée de la vie sociale, s’est admirablement pénétré du poème de celui qui écrivit ces œuvres de pure tendresse, Les Méditations, La Chute d’un Ange, Graziella, etc.
À cette époque, Benjamin Godard avait déjà bien souffert dans sa vie intime. En parcourant Jocelyn, un jour de tristesse, il avait reconnu ses propres souffrances. C’est pour cette raison que, de cette œuvre à la philosophie haute et sereine, il sut tirer des accents d’une sincérité déchirante et pleine de beauté.
Jocelyn est donc une œuvre belle. Et, en écrivant cette consciencieuse partition, de par sa conception nouvelle du drame lyrique, Benjamin Godard a servi utilement la cause de l’art musical qui veut bien évoluer, mais sans trop précipitation, sérieusement, avec sagesse.
Dans le Dante et la Vivandière, la dernière œuvre laissée par Benjamin Godard et dont Paul Vidal a bien voulu se charger de terminer l’instrumentation, le génie du maître s’y est révélé avec autant de maîtrise que dans ses œuvres précédentes, mais dans une orientation différente.
Comme nous l’avons fait pressentir plus haut, à diverses époques de sa vie et qu’il serait trop d’énumérer, Benjamin Godard a écrit plusieurs symphonies dont la plupart sont d’une belle ordonnance, d’une superbe envolée.
Il faut citer : une symphonie en la ; une symphonie en mi bémol ; une symphonie orientale ; une symphonie pour orchestre ; une symphonie gothique et une autre d’une beauté éclatante, supérieure, la Symphonie légendaire. Cette œuvre, d’une large puissance descriptive et traitée avec une science très rare, ne peut que faire honneur au génie de Benjamin Godard et rehausser par conséquent son merveilleux talent.
Benjamin Godard exerça également son inspiration et son grand savoir des connaissances musicales dans le Concerto. Il nous a laissé, par exemple, un Concerto d’une fort belle conception : Concerto romantique, qui fut exécuté en décembre 1876 au concert dirigé par Pasdeloup, et ensuite aux Concerts Colonne. Ce Concerto obtint un immense succès, car il fut délicatement interprété par une artiste de grand talent, Mlle Marie Tayau.
Benjamin Godard donna encore un Adagio pathétique pour violon, dédié à sa sœur, d’une grande douceur et d’une belle tristesse. Cette élégie, qui contient des motifs d’une tendresse infinie, est une des plus pures pages sentimentales du maître, car elle fait songer à ces autres pages musicales du même auteur, empreintes du plus grand enthousiasme et que nous aurions dû citer aux débuts de notre étude : Berceuse, Chanson de Malherbe, Ninon, Veux-tu ?, J’ai perdu ma tourterelle, Chanson de Florian, Ballet d’Autrefois, Menuet Pompadour, Bonheur Muet, Sérénade Andalouse, etc. […]
Benjamin Godard fut un grand romantique. C’est pour cela que toutes ses compositions sont empreintes de la plus pure sentimentalité. Et certaines phases de sa vie sentimentale à nous contées par son aimable sœur, Mlle Magdeleine Godard, et qu’il est de notre devoir de taire, nous montre bien quel artiste consciencieux, quel homme au cœur généreux et ouvert à toutes les défaillances des êtres, il sut se montrer pendant toute sa vie.
Benjamin Godard fut aussi un vrai lyrique et un musicien réellement passionné pour les belles choses de la Nature, car il sut vibrer supérieurement en contemplation devant Elle.
Si, vu nos idées d’évolution, nous ne l’approuvons pas de s’être si longtemps complu – peut-être même attardé – dans le Mysticisme, nous n’en voulons pas moins reconnaître sa haute probité et sa haute culture musicales, et ce sentiment nous l’émettons sans nous soucier de tous ceux, écrivains ou dilettanti, qui se crurent un jour obligés de crier à tout venant que Benjamin Godard était un musicien dépourvu de talent. Mais, toutes ces appréciations, manifestées avec maladresse, n’atteignirent jamais le talent du Maître.
Le temps, maître absolu de nos diverses destinées, ratifiera toutes ces injustices et nous sommes persuadés que si la génération à venir – vu la marche rapide de l’évolution artistique de ces dernières années – n’accepte pas toutes les productions musicales de l’auteur du Tasse, – oui, nous sommes convaincus qu’il y a bien de ses œuvres qui survivront longtemps à leur auteur.
Nous devons donc, plus que jamais, conserver notre estime à ce musicien si essentiellement artiste, car il fut bien le très digne et le très minutieux représentant d’une génération sincèrement sentimentale, mais au tempérament peut-être moins réfléchi que celle d’aujourd’hui. Comme homme, il fut bien de son époque. Comme musicien, comme poète lyrique, il fut de bien des époques passées, et fera sûrement partie de bien des générations à venir.
Pour nous qui, comme lui, sommes des sincères, des artistes passionnés pour notre idée de beauté, nous souhaitons ardemment que, tout en appréciant et en admirant les génies nouveaux, les générations à venir ne mettent pas trop souvent au second plan les œuvres de Benjamin Godard. Nous souhaitons que ses œuvres, après sélection, vivent le plus longtemps possible, car, d’autres après nous auront peut-être cette satisfaction de constater et cette joie de clamer que le sentimentalisme n’est pas mort, parce que chez nous, où aujourd’hui la plupart des cerveaux essaient de s’assimiler les œuvres froides, brutales parfois et cependant pleines de force de certains musiciens étrangers, nous sommes avant tout des vibrants, des enthousiastes, des généreux, des humains.
Comme Socrate, Benjamin Godard fut un sage. Il passa dans la vie en homme et non en tyran. Il sut se faire estimer, malgré les haines sourdes qui se manifestaient parfois bruyamment autour de ses œuvres. Et je crois que c’est là le plus éloge que l’on puisse faire de celui qui sut rester, jusqu’à la mort, jeune ardent, énergique et par-dessus tout sincère, puisque toutes ses œuvres exhalent la jeunesse, la tendresse et l’amour – ces trois choses qui feront toujours partie, malgré tout ce qu’on peut prétendre de contraire, de toutes les humanités.
Et chaque fois que nous suivons avec beaucoup d’intérêt le rythme de la berceuse de Jocelyn, cette œuvre essentiellement mélodique, ou bien que nous ouïssons les pages dramatiques de la Symphonie légendaire, nous pensons à l’auteur des Bucoliques et des Énéides, au sage, au doux et pur Virgile ; à l’auteur des Confessions également, au grand sincère Jean-Jacques Rousseau ; et, pour être plus modernes, à ces deux grands poètes lyriques superbement blessés par les embûches de la vie sentimentale, à Alphonse de Lamartine et à Alfred de Musset.
Nous pensons à tous ces génies parce que, comme Benjamin Godard, ils prirent contact avec la vraie vie des êtres et des choses. Et c’est parce qu’ils ont souffert bellement, qu’ils ont créé des œuvres immortelles. C’est parce qu’ils ont compris l’Humanité qu’ils se sont élevés au-dessus d’Elle pour la mieux approfondir, c’est, enfin, parce qu’ils se sont jetés éperdument dans la tourmente qui grandit, en les fortifiant, les cerveaux et les cœurs qui nous paraissent aujourd’hui supérieurs.
Aussi, après toutes ces réflexions que suscitent en nous les œuvres de ces cerveaux supérieurement doués, les basses et mensongères critiques doivent disparaître pour faire place à la Raison, à la Justice et à la Vérité, ces trois sources de vie sans lesquelles une humanité sage et fière des artistes qu’elle enfante, n’a aucune raison d’exister.
Boulogne-sur-Mer, 1905.
Marcel Clavié
Photo : Portrait de Benjamin Godard © Archives Leduc
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