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Nijinski et Viva Momix Forever au Monaco Dance Forum – Excitante confrontation – Compte-rendu

Edifiant, ce face à face imaginé par Jean-Christophe Maillot pour montrer, s’il en était besoin encore, les mille et un visages de la danse. Lui qui sait si bien manipuler le miroir dans lequel le danseur va se découvrir avant de s’abandonner à nos regards, voici qu’il a mis en opposition deux étonnantes démarches de créateurs aux antipodes. Un océan, un gouffre sépare l’allemand si allemand Marco Goeke, sombre et passionné, du désinvolte ludion qu’est Moses Pendleton, dont la feinte légèreté repose sur un travail millimétré 
Goecke, 45 ans, est, comme Stéphane Thoss, ou Christian Spück, une des figures de proue de cette nouvelle danse allemande post-bauschienne, infiniment plus dansante, et d’une âpreté qui n’a rien a voir avec de la provocation gratuite.
Nijinski © Regina Brocke
 
En France, ces créateurs d’outre-Rhin ne sont guère à l’honneur sauf quand les Ballets du Rhin ou de Toulouse leur tendent la main. Dommage, car leur langage est puissant, tout en conservant les codes du spectacle accessible. La vision de Goecke, qui ici n’a pas choisi le moindre des sujets, Nijinski, tout simplement, est d’une grande profondeur, d’une éprouvante subtilité par ses enjeux psychologiques. Sa gestique répétitive, minimaliste, où les battements de bras désarticulent les danseurs en une quête désespérée, cri primal d’un corps aux abois, lui permet de tracer la figure du génie fou dans un vertige de souvenirs esquissés, de miettes de rôles, de délires paranoïaques, où apparaissent en filigranes les protagonistes du drame, Diaghilev, Romola, les danseurs pétersbourgeois, bouillant d’énergie contenue dans un pays qui ne leur permettait pas l’explosion de l’âme que Nijinsky allait offrir à la danse du XXe siècle. Mais sans se rapprocher d’une vraie narration.
 
Présentée en légèreté par le charmant canadien Eric Gauthier, directeur de la Compagnie qui l’interprète, la Gauthier Dance Company//Dance Company Theaterhaus Stuttgart, la pièce n’a elle rien de léger. Elle dégage un charme étrange, lourd, érotique, que développent des danseurs magnifiques et qui plus est, intensément musicaux. Il est vrai que Goecke, déjà familiarisé avec le sujet depuis le très beau Spectre de la rose qu’il créa ici en 2009 a tout fait reposer sur les Concertos de Chopin, lesquels, en substrat poétique de cette étrange destinée fracassée, en acquièrent une dimension presque menaçante. Seule diversion, quelques accents du Faune de Debussy, tandis que le danseur amorce son tournant vers la solitude de la création qui le terrassera. On est pris et  troublé par cette descente aux enfers sans fioritures.
Viva Momix Forever © Max Pucciariello

Qu’il est loin de cette angoisse existentielle, l’univers de Moses Pendleton, fondateur du très populaire groupe Momix avec sa complice Cynthia Quinn. Lui, à l’apogée d’une carrière commencée avec le génial Pilobolus, qui éblouit les années 70 par son délire surréaliste de corps fondus et enchaînés, parcourt le monde avec ses danseurs-acrobates, proches du cirque,  et accomplissant les plus ahurissantes prouesses, les plus drolatiques figures, dans un délire lumineux qui  évoque un kaléidoscope. A la limite de l’ombre chinoise, entre music-hall, cabaret, et  numéro de cirque, ces drôles d’oiseaux battent des ailes, se font moulins ou poissons, virevoltent comme si la gravité n’avait aucun sens pour eux.
Viva Momix Forever, présenté ici et que Paris va applaudir incessamment, est donc une réjouissante ballade au pays d’elfes modernes,  qui n’entendent pas créer la moindre émotion existentielle mais simplement distraire, détendre, étonner par leur virtuosité avouée comme un vrai mode d’expression. On peut juste se demander s’il est agréable pour des danseurs, acteurs de prouesses prodigieuses, s’il est agréable et épanouissant d’afficher si peu d’identité scénique. La danse sans visage, tel est l’autre bout de cette démarche américaine dont Alwin Nikolais fut un des grands prêtres. Et si l’on n’y cherche pas d’émotion, le spectacle est jouissif !
 
Le rire, l’angoisse, le tape à l’œil, le bleu à l’âme, la danse parle richement dans ce Forum, et elle va parler plus encore pour cette fin d’année puisque Maillot reprend, cette fois avec ses danseurs, sa magnifique Mégère apprivoisée, forgée pour le Bolchoï, et sans doute son œuvre la plus aboutie à ce jour. Un corps à corps qui n’a lui rien de superficiel mais vise au cœur.
 
Jacqueline Thuilleux

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Monaco Dance Forum, Opéra, Nijinski, 15 décembre 2017,
Grimaldi Forum, Momix Forever, 16 décembre 2017.

La Mégère apprivoisée de Jean Christophe Maillot, Grimaldi Forum, du 28 décembre au 5 janvier 2018. www.balletsdemonaco.com
TCE Paris, Viva Momix Forever, du 24 décembre au 7 janvier 2018. www.theatrechampselysees.fr
 
Photo (Nijinski) © Regina Brocke

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