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Wonderful Town de Leonard Bernstein à l’Opéra de Toulon – Irrésistible anti-grisaille - Compte-rendu
Et dire que, jusqu’à cette production toulonnaise, cette « wonderful » Wonderful Town n’avait pas eu droit de cité en France, pays de la vieille opérette aujourd’hui finissante, et souvent un peu grincheux à l’égard du mythe américain de la comédie musicale ! Mais c‘est justement à Bernstein qu’il appartint de dégeler le bloc avec West Side Story, fruit de sa collaboration avec l’autre génie, Jérôme Robbins, grâce au succès planétaire du film de Robert Wise, quatre ans après la création musicale à Broadway.
Dans l’hexagone, on connaît mieux l’éblouissant In The Town, et la réputation du ballet Fancy Free, fait lui aussi pour Robbins, - « Lenny » et « Jerry » étaient d’âge et d’origines identiques - a passé le mur de l’Atlantique. Quant à Wonderful Town, la pièce est à coup sûr proche d’In the Town : même énergie jubilatoire, même ruisselante veine lyrique, même perpetuum mobile, même swing irréductible, mêmes contrastes rythmiques, mêmes rebonds endiablés, plus proches de Copland voire de Stravinsky, que de Gershwin auquel on compare souvent Bernstein à tort, dialogues piquants du tandem Comden-Green, complices du compositeur.
Le formidable Olivier Bénézech, grand spécialiste de ce répertoire, l’a bien compris avec une intelligence du style et de la mise en situation qui démontre une fois de plus la polyvalence de ce metteur en scène orchestre, qui a fait ses preuves aussi bien dans Don Giovanni que dans Ta bouche et dans Boris Godounov que dans Phi Phi : un excellent moyen de coller à l’essence des œuvres abordées sans se cantonner à d’obsédants fantasmes personnels.
Voici donc New York en chair et en pomme avec son cortège de petites gens énergiques et optimistes, ses personnages drolatiques, louches ou minables, son culte du spectacle et du mouvement, sa folie de la réussite, modérée tout de même par la quête du grand amour. Bref, rythm and love. Et quel rythme ! On plonge souvent du côté de Kurt Weill, et pas seulement à cause du parallélisme des deux héroïnes avec les deux Anna des Sept péchés capitaux, les secousses sont plus électriques que glamoureuses, et le jazz rebondit de scène en scène comme un kangourou avec une finesse et une complexité d’écriture époustouflantes pour ce type de spectacle aux allures bon enfant. Bénézech a donné à chaque geste, chaque situation, le temps et le sens parlant et frappant qu’il faut pour cette musique ô combien dynamique, et pour cette avalanche de situations cocasses où tout s’enchaîne à une vitesse sidérante.
La perfection des éléments de décor mobiles, les vidéos à la fois simples et éloquentes de Gilles Papain, la fluidité des changements à vue, tout concourt à électriser la salle.A commencer par une équipe d’interprètes exceptionnelle, qui a réussi, en un mois de répétitions, à trouver une unité de ton alors que tous viennent d’horizons différents. Difficile de choisir entre les deux sœurs autour desquelles tout gravite : l’aînée, la québécoise Jasmine Roy, Ruth, a tout connu du métier, et sait passer de la plus sobre gestique à la voix vrombissante d’une vraie jazzwoman. Sa performance dans la scène de Greenwich Village, devant le restaurant Vortex, est étourdissante.
Quant à sa jeune sœur, Eileen, la pétillante Rafaëlle Cohen, universitaire à grosse tête dans une première vie, l’incarne avec une grâce fine et des gambettes de meneuse de revue. Elle détaille le charmeur et malin « a little bit in love » avec une délicatesse exquise.
Multiples silhouettes attachantes autour d’elles mais surtout le très juste et séduisant Maxime de Toledo, acteur, danseur et chanteur à la voix riche et puissante. En amoureux de Ruth, la sœur la moins sexy, il contient ici son énergie, déjà remarquée dans nombre de pièces et shows, avec une classe qui éloigne toute guimauve du rôle. Renforcés d’une douzaine de danseurs survoltés mais au cordeau, l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Toulon, dont ce n’est pourtant pas l’ordinaire, jouent à fond la carte de l’Amérique, sous la direction électrique et joyeuse de Larry Blank, spécialiste de ce répertoire. Lancés à des vitesses supersoniques, ils font oublier aux spectateurs la dureté de sièges en fin de course, et les emmènent au septième ciel newyorkais.
« Étonne-moi », disait Diaghilev à Cocteau. Claude - Henri Bonnet, qui réjouit Toulon en y dirigeant avec inventivité son Opéra depuis 2003, a réussi ce difficile pari d’innover avec peu de moyens mais un sens aigu de la découverte, du vrai théâtre et de la cohérence dans ses choix de réalisation. Dans le monde souvent gris et un peu rébarbatif du grand art lyrique soulevé par d’excessives remises en question, retrouver ce bijou de Bernstein, monté avec une totale honnêteté, est une manière d’événement.
Jacqueline Thuilleux
© Olivier Pastor - Opéra de Toulon
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