Journal
L’Ange de Feu de Prokofiev au Festival d’Aix-en-Provence 2018 – Contamination par le mal – Compte-rendu
Un opéra « écrit trop tôt », remarque justement le metteur en scène Mariusz Treliński. Inspiré du roman éponyme de Valéry Brioussov, dont Prokofiev a lui-même tiré son livret, L’Ange de feu mêle en un singulier cocktail possession, hystérie, satanisme, occultisme, érotisme, souffrance et pulsion morbide, le tout porté par un langage musical très expressionniste. Le compositeur ne parvint jamais à faire jouer son opéra en Occident et l’on comprend sans mal que, par la suite, confronté aux pudibonds et chatouilleux censeurs staliniens, il l’ait toujours prudemment gardé sous le boisseau. Ce n’est qu’un an après sa mort que L’Ange de feu fut créé (en français) à Paris, le 25 novembre 1954.
Exit le XVIe siècle allemand chez Mariusz Treliński ! C’est dans un univers moderne et glauque mêlant drogue, sexe et sang, à la David Lynch, que l’artiste polonais situe un ouvrage dont la vision du monde s’inscrit selon lui « dans la noirceur de notre époque où garder un équilibre psychique est si difficile que prendre des antidépresseurs semble quelque chose de normal et de presque inévitable. »
En résulte un spectacle intense, marqué par des images d’une grande puissance que le metteur en scène, par ailleurs réalisateur de cinéma, parvient à faire naître (bien aidé par le dispositif scénique à étages de Boris Kulička ; aussi efficace de ce point de vue qu’anti-acoustique et propice à de fâcheuses déperditions de décibels pour les voix) ; images hallucinées, comme sous substance, qui ponctuent la progression dramatique de la partition (la vidéo de Bartek Macias et les lumières de Felice Ross apportent beaucoup aussi).
D’évidence, L’Ange de feu est l’œuvre d’un symphoniste et l’orchestre de Prokofiev, prodigieux de richesse et d’invention, participe de manière essentielle à la « contamination mutuelle » et à la « redistribution du mal » que Treliński observe et sait montrer. Fin connaisseur d’une partition qu’il a dirigée en octobre 2016 à l’Opéra de Lyon (dans la production de Benedict Andrews), Kazushi Ono tire le meilleur de l’Orchestre de Paris. Point d’hystérisation du geste : la tension est bien là mais le chef, attentif à l’équilibre avec le plateau, parvient d’abord à ses fins par un discours prodigieusement vénéneux, insidieux et hypnotique, parfaitement en phase avec les options du metteur en scène. L’auditoire ne s’y trompe d’ailleurs pas au moment des saluts et réserve une ovation plus que méritée au maestro japonais.
Déjà présente à Lyon il y deux ans, la Lituannienne Ausrinė Stundytė retrouve le rôle de Renata – celle qui « a tout donné à son ami céleste » – et sonde les tréfonds de son possédé personnage avec un rare engagement jusqu’au terme de sa chute. Face à elle, le Ruprecht de Scott Hendricks, dont Trelinski fait un voyageur de commerce assez minable, saisit par le pathétique de son incarnation. Une exemplaire direction d’acteur conduit chaque protagoniste a donner le meilleur de soi : Krysztof Baczyk, à la fois Faust, Heinrich et, surtout, remarquable Inquisiteur, Andrei Popov, Agrippa von Nettesheim et Méphisto mordant. On n’oubliera pas non plus la Sorcière et Mère supérieure de la belle mezzo Agnieszka Rehlis, ni le Jakob Glock et le Médecin de Pavlo Tolstoy, ou encore la Patronne d’auberge haute en couleur de Bernadetta Grabias. Mention spéciale enfin pour l’excellent Chœur de l’Opéra national de Pologne, institution productrice de cet Ange de feu au côté du Festival d’Aix, en coproduction avec l’Opéra et Ballet national de Norvège.
Alain Cochard
Retransmission en direct sur Culturebox le 15 juillet
Photo © Pascal Victor-Artcompress
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