Journal
Franck et Moussorgski par Vincent Genvrin – Les pièges acoustiques du Grenzing de Radio France – Compte-rendu
Contrairement à la Philharmonie de Paris, qui sous-utilise de manière navrante son formidable Rieger (1), Radio France propose une véritable saison d’orgue, avec cette année pas moins de sept récitals d’une grande diversité – orgue tantôt seul, tantôt accompagné d’autres instruments et/ou de la voix –, complétés d’un ciné-concert et de la participation de l’orgue Grenzing à divers programmes avec orchestre.
Chaque nouveau récital à l’orgue de Radio France, dans une acoustique qui lui est globalement défavorable, il faut bien le reconnaître, ne fait que souligner les pièges multiples auxquels les musiciens conviés à sa mise en valeur se trouvent confrontés pour véritablement faire sonner ce Grenzing (photo) – ce qu’il sait faire, même dans ce cocon boisé si peu propice à l’épanouissement, à la projection et plus encore à l’individualisation de ses timbres. Compte tenu des réalisations de Gerhard Grenzing (2), de la diversité et du caractère de chaque jeu de la riche palette de ses instruments – des cathédrales de Madrid et de Bruxelles via la petite merveille de Saint-Cyprien-en-Périgord, célèbre pour l’incroyable vivacité de son vent et illustrée par les Bach d’André Isoir –, on imagine que celle de l’orgue de Radio France, vertigineuse sur le papier en termes de nomenclature des jeux, se heurte à des difficultés de bonification du son tenant à l’Auditorium. Reste-t-il une marge d’amélioration, de l’instrument lui-même en regard de la salle et/ou de l’acoustique de l’Auditorium en regard, spécifiquement, du Grenzing ? Le robuste récital de Vincent Genvrin (photo), titulaire à Paris de Saint-Nicolas-des-Champs (3), plus habitué aux généreuses acoustiques d’église – on se souvient d’une brillante prestation à Saint-Sulpice (4) – et sans doute moins à l’aise à une console d’orchestre que dans l’intimité concentrée d’une tribune, mit en exergue ces difficultés.
© Vincent Genvrin © Bastien Milanese
Deux œuvres étaient au programme, introduit par la Grande Pièce symphonique (1863) de César Franck, archétype des symphonies pour orgue qui font la gloire du répertoire français. Dans une salle qui ne porte et ne fait guère vibrer la voix de l’orgue, l’Andantino serioso (un peu trop dans ce contexte) liminaire aurait mérité plus d’allant, pas nécessairement en termes de tempo mais de densité dramatique, pour tenter de compenser une certaine « inertie » de la réception en salle, quand bien même la matière sonore était au rendez-vous (car les jeux de fonds sont solidement charpentés), la phrase franckiste fidèlement restituée. L’une des limites de l’Auditorium tient au seuil dynamique et harmonique en-dessous duquel timbres purs ou mélanges, bien qu’absolument audibles, ne parviennent pas à franchir une rampe invisible mais des plus sensibles. Avec pour conséquence qu’il faudrait presque se priver des possibilités infinies de nuances dont cet instrument est capable afin de toujours rester dans la zone « visible » de sa projection sonore, ce à quoi tout musicien désireux d’en utiliser pleinement les ressources ne peut qu’avoir du mal à se résoudre. L’alternance d’ombre (au sens d’une rétention de présence et d’éclat du son, de définition du timbre) puis de lumière soudaine ne pouvait que nuire, marginalement mais indéniablement, à l’équilibre de l’œuvre, alors même que Vincent Genvrin œuvrait avec panache à la continuité, exigeante et complexe, du monument de Franck. L’admirable Andante central fit quant à lui entendre un cromorne/clarinette étonnamment intense et vivement projeté, sur un tempo de nef qui aurait également mérité plus de ferveur lyrique.
Ce problème de présence active et convaincante ou, à des degrés divers, passive des timbres, l’image sonore telle qu’on la reçoit en salle étant qui plus est aussi centrée (détaillant donc peu les plans sonores) que d’un manque frustrant de profondeur, fut décliné de mille manières dans l’œuvre suivante : les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, dans la propre transcription de Vincent Genvrin (il l’a enregistrée en 1993 à l’orgue de la cathédrale de Soissons). Dès la Promenade initiale l’interprète opta avec succès pour des registrations d’une fluide et mouvante diversité, constant devenir répondant tant aux intentions musicales qu’à la nécessité de garder le son vivant. On y retrouva l’alternance d’ombre et de lumière, de retrait – Il vecchio castello, bridé et retenu à l’excès dans une telle acoustique, outrepassant son propre caractère lancinant ; Ballet des poussins dans leurs coques, aux mordants et trilles enchaînés pourtant brillamment ciselés mais lointains ; dans une moindre mesure Tuileries et Limoges – ou de présence acérée : presque trop, paradoxalement, dans les déploiements tumultueux de La grande porte de Kiev, la palette se faisant tout à coup cinglante et, en force, déséquilibrée vers l’aigu, au détriment de l’assise et de la fondamentale (mais avec une belle évocation du fameux carillonnement). Vincent Genvrin n’en réussit pas moins, défi à part entière, à suggérer tout au long de ce cycle d’endurance ce qui relève de la nostalgie, de la véhémence (Baba-Yaga), du mystère, souvent jusqu’à l’angoisse, juste reflet de cette déambulation onirique au gré d’univers si puissamment contrastés, juxtaposés, où l’effet de rupture se révèle primordial.
La saison d’orgue de Radio France – trois autres concerts en mars, avril et mai (5) – se devait de fêter Berlioz à sa manière : ce sera pour le 27 mars, l’organiste Yves Lafargue s’associant à Léa Desandre (soprano) et Lise Berthaud (alto) dans un programme également consacré à deux de ses contemporains : Boëly et de nouveau Franck, mais pas celui des douze grandes pièces.
Michel Roubinet
(1) Outre la présence ponctuelle du Rieger lors de concerts symphoniques, la « saison d’orgue » de la Philharmonie de Paris se limite au week-end des 22-24 mars, avec un énième Concerto de Poulenc (Iveta Apkalna en soliste, sous la direction de Mariss Jansons), une participation à un riche programme Richard Strauss (pour le Festliches Präludium op. 61 für großes Orchester und Orgel et Ainsi parlait Zarathoustra, à l’orgue : Mathias Lecomte), un récital Cameron Carpenter (mais sur son propre International Touring Organ et dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique), enfin un récital d’Olivier Latry, qui intervient tandis que l’interprète signe son premier enregistrement chez La Dolce volta, un programme « Bach to the future » enregistré à Notre-Dame de Paris.
philharmoniedeparis.fr/fr/programmation/les-week-ends-thematiques/week-end-orgues
(2) www.grenzing.com//
(3) Vincent Genvrin
clicquotdeschamps.free.fr/frame.html?page=organistes&menu=organistes&titre=Clicquot%20des%20Champs%20%7C%20Les%20organistes%20de%20Saint-Nicolas%20des%20Champs
(4) www.concertclassic.com/article/bicentenaire-lefebure-wely-saint-sulpice-vincent-genvrin-rend-hommage-un-maitre-atypique
(5) Prochains concerts d’orgue ou avec orgue de Radio France : www.maisondelaradio.fr/concerts-de-radio-france-saison-1819/orgue
Michel Roubinet
Paris, Auditorium de Radio France, 27 février 2019
Photo © Radio France / Christophe Abramowitz
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