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Médée de Charpentier selon David McVicar à l’Opéra de Genève – Tragiques beautés – Compte-rendu

Médée, créée à l’Académie Royale en 1693, est l’unique opéra de Marc-Antoine Charpentier. Et c’est l’un des sommets de la tragédie lyrique. Bénéficiant d’un dense livret de Thomas Corneille, le drame s’y joue cinglant, l’œuvre s’achevant par cinq meurtres et la destruction de la ville de Corinthe. Ce chef-d’œuvre n’a guère connu les faveurs de la scène. Si l’on se souvient avec émotion de la sublime mise en scène de Jean-Marie Villégier à l’Opéra-Comique en 1993, les productions de Bob Wilson (Lyon 1984) et Pierre Audi (TCE 2012) sont à passer par pertes sans profit. On retient cependant la stupéfiante prise de rôle de la jeune Stéphanie d’Oustrac, dans la version tronquée que proposa Versailles en 2004 sous la direction volcanique d’Hervé Niquet.
Cette Médée, conçue en collaboration avec l’English National Opera, où elle fut donnée en anglais, sans son prologue et sur instruments modernes, ose un parti pris que seuls les britanniques peuvent comprendre. McVicar transpose en effet l’action en 1941, dans l’antichambre à l’architecture classique d’un ministère de la guerre. Jason et les Argonautes appartiennent à la Royal Navy, Oronte et sa suite à la RAF. Marine contre aviations, les entités militaires se disputent les faveurs du général Créon. On voit aussi passer, dans le chœur, la silhouette longiligne du Général de Gaulle…

© Magali Dougados - GTG

Le choix laisse perplexe. Pourquoi pas Mussolini, ou Pancho Villa ? L’univers militaire est prétexte, durant le premier acte, à un ballet façon Village People, puis à l’arrivée, au deuxième, d‘un avion pailleté de rose, le Cupidon, d’où descend l’Amour, incarné par Magali Léger. Si l’œil y trouve matière à des distractions passagères, la musique, notamment l’ample Chaconne du II, y perd en consistance. Ces caprices inexpliqués s’estompent à l’acte III. Superbe, inquiétant, il voit Médée se déshabiller de sa robe noire pour se vouer, pieds nus et nuisette sombre, à la jalousie et à la haine. Des Furies chauves et saignantes surgissent du sol, se déchirent et se dévorent, suivies d’un ballet d’infirmières fantômes, le tout magnifié par les cendreux éclairages de Paule Constable.
« Que le crime nous sépare comme le crime nous a joints » : on ne peut que compatir aux passions mauvaises auxquelles se voue le rôle titre. Flouée par Jason, humiliée par Créon, haïe par Corinthe, devenue l’enjeu de manigances matrimoniales qu’elle accepte deux actes durant avant de se rebiffer, la Médée d’Anna Caterina Antonacci stupéfie. Celle qui fut une historique Medea de Cherubini, à Épidaure, en 2007, ne fait qu’une bouchée de la magicienne selon Thomas Corneille. La voix a mûri, désormais franchement mezzo. La cantatrice joue de ses raucités et de ses éclats, soulignés par une diction impeccable et un jeu psychotique. Dès le premier air, Un dragon assoupi, tout de rage retenue, la diva des passions extrêmes construit un fascinant personnage. Bouleversante dans « Quel prix de mes amours », elle tend peu à peu sa ligne de chant, passant de la distance glaciale à l’explosion destructrice. La vengeance, qui fait l’objet des actes IV et V, devient folie hallucinatoire. Sa rage est un poignard vocal fracassant le final, sublime de monstruosité.

© Magali Dougados - GTG
 
À ce terrible caractère, McVicar oppose la blondeur virginale de Keri Fuge. Remarquée l’an dernier dans le King Arthur donné au Théâtre des Nations, elle interprète une Créuse tout en finesse et émotion, objet des manigances masculines. Les rapports incestueux qu’elle entretient avec Créon sont élégamment soulignés par la mise en scène, mais le personnage n’est jamais lubrique et offre d’envoûtants duos avec Jason.  
Cyril Auvity trouve là un rôle à son envergure. Ce haute-contre est l’un des rares à posséder la diction ciselée que réclame la tragédie française. Il fait sonner la complexité des vers incandescents de Thomas Corneille, prodigues en doubles négations, grammaire millimétrée et variations de couleurs, avec une aisance qui paraît innée. Cyril Auvity possède cette intimité mélancolique, spécifique de l’air de cour du dix-septième siècle français, et sait la projeter sans difficulté sur la scène de l’opéra. Son « Que je serais heureux si j’étais moins aimé » est un modèle du genre. On s’étonne qu’il faille aller à Genève, ou à Vienne, pour voir cet artiste rare distribué comme il le mérite.
 
Charles Rice, Oronte ici devenu un pilote matamore, a du chien mais la diction est plus confuse. Le français n’est pas non plus le fort de Willard White, malgré une agonie poignante que sert la noirceur du timbre. En Nérine, Alexandra Dobos-Rodriguez, offre une présence intéressante et un chant joliment troussé. On reste plus réservé quant aux petits rôles, trop disparates, entre vigueur déplacée façon ténorino italien, aspérités vocales et aigus désagréables.
 
Dans la fosse du Grand Théâtre, surélevée pour l’occasion, les pupitres sont en nombre, racés, ingénieusement balancés de part et d’autre du riche continuo. Mais, une fois n’est pas coutume, la direction de Leonardo García Alarcón (à la tête de sa Cappella Mediterranea) déçoit. Faisant choix de la joliesse plutôt que de l’intensité dramatique, il offre une lecture qui manque de relief, illustrant, sans vraiment la maîtriser, l’implacable mécanique sonore de Charpentier.
Davantage de nerf et moins de parti-pris obscurs auraient pu faire de cette Médée une production historique. Elle n’en constitue pas moins une soirée riche en beautés, grâce au génie dramatique de Corneille et Charpentier, servi par le tandem Anna Caterina Antonacci-Cyril Auvity.
 
Vincent Borel 

  M. A. Charpentier : Médée – Genève, Grand Théâtre, 30 avril ; prochaines représentations 3, 5, 7, 9 et 11 mai 2019 // www.geneveopera.ch/programmation/saison-18-19/medee/

Photo © Magali Dougados - GTG

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