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Ouverture du Festival Paris des Orgues 2019 – Dialogues insolites avec l'instrument-roi – Compte-rendu
L'une des idées-forces du Festival Paris des Orgues, qui se prolonge jusqu'au 16 juin, est de susciter un dialogue riche en découvertes et surprises entre l'instrument-roi et toutes sortes d'intervenants : les deux premiers concerts de la saison Orgues en fête ont tenu leurs promesses, soirées à maints égards jubilatoires et stimulantes rompant en partie avec l'ordinaire des traditionnels concerts d'orgue – qui n'en ont pas moins leurs vertus : n'allons pas imaginer que l'orgue seul ne serait plus viable ! Avec pour maître de cérémonie Coline Serreau (1), le premier rendez-vous, Jeux d'improvisation, fit dialoguer l'orgue de Saint-Séverin et un orgue Hammond, au gré d'un programme fantasque mêlant improvisation et répertoire, repensé, détourné. Aux trois organistes en tribune : Anna Homenya, Patrick Delabre et Laszlo Fassang (photo), répondait, d'une exubérante virtuosité hautement stylée, Charles Balayer à son orgue Hammond, installé devant le chœur, avec Hervé Roblès à la batterie. Rappelons que cet instrument fut conçu en 1930 par l'inventeur américain aux 90 brevets Laurens Hammond (1895-1973) à destination des églises dépourvues d'orgues à tuyaux – il n'aurait semble-t-il guère goûté l'adoption de sa création par les musiciens de jazz…
Charles Balayer © DR
Le Festival ayant proposé aux organistes de Notre-Dame de Paris d'ouvrir cette saison, Philippe Lefebvre, en hommage à la cathédrale incendiée, improvisa une déploration sobre et tendue prolongée d'un vaste crescendo sur tempo de marche, avec retour apaisé de la déploration – suggérant de manière troublante aux claviers du Kern de l'église du Quartier latin tant l'orgue que l'acoustique de la cathédrale voisine. Anna Homenya enchaîna sur la Chaconne en sol mineur de Louis Couperin, faisant sonner le chœur d'anches, puis Laszlo Fassang improvisa, sur ce rythme si caractéristique, une chaconne fortement contrastante et dissonante.
La joute entre les deux orgues eut pour point de départ le choral de Bach Wachet auf (premier des Schübler) par Anna Homenya, aussitôt repris par Charles Balayer et Hervé Roblès, d'une tout autre liberté rythmique – où l'on sentit la température monter d'un cran ! Titulaire de l'orgue Stoltz (1859) de la collégiale Saint-Martin de Brive-la-Gaillarde, Charles Balayer est aussi membre du Chez Barbaro jazz quartet (2), notamment entendu à Toulouse les Orgues, et enseigne tant l'orgue classique que l'improvisation et l'orgue de jazz au CRD de Brive, premier établissement d'enseignement musical en France à avoir créé une classe d'orgue Hammond. La très étrange quasi-immatérialité de la sonorité de l'instrument, d'une réactivité et d'une souplesse d'émission et de propagation stupéfiantes – et plus encore sous les doigts et pieds d'un tel virtuose – ne pouvait que séduire instantanément l'assistance. Après quoi, univers d'une tout autre gravité, Patrick Delabre improvisa en tribune un prolongement contemporain du choral de Bach. S'ensuivit la Fugue en la mineur BWV 543, commencée par Anna Homenya, reprise au vol par Charles Balayer, plus virevoltant que jamais, et Hervé Roblès, puis terminée par Anna Homenya – avec alors une prise de risque manifestement boostée par ce qu'elle venait d'entendre…
Un Allegro de Sonate de CPE Bach ou la Badinerie de la Suite en si mineur de Bach père, jazzy en diable dès que repris à l'orgue Hammond, offrirent d'autres occasions de dialogue contrasté entre les musiciens – en particulier la post-badinerie improvisée par Patrick Delabre, sombre et émergeant peu à peu, en regard de l'approche d'une vibrionnante légèreté de touche de Charles Balayer. Une étonnante Toccata de Gigout par Anna Homenya permit d'entendre l'orgue de Saint-Séverin comme rarement, après quoi Laszlo Fassang improvisa aux claviers de l'orgue Hammond, dont il tira des sonorités de fait très singulières : recherche de timbres et de rythmes d'après Gigout mais dans la tradition de la musique répétitive américaine… Un final improvisé sur un cantique façon gospel réunit une dernière fois les musiciens, l'orgue Hammond swinguant de manière euphorique et le grand plein-jeu de Saint-Séverin n'en réaffirmant pas moins, d'emblée et avec éclat, toute la richesse de l'orgue à tuyaux.
Thierry Escaich © Claire Delamarche
Un équilibre instrumental autre fut proposé lors du deuxième concert, à Saint-Étienne-du-Mont. À l'orgue Thierry Escaich, en dialogue avec le Quatuor Ellipsos (3), ensemble superlatif de saxophones : Paul-Fathi Lacombe (soprano), Julien Bréchet (alto), Sylvain Jarry (ténor) et Nicolas Herroët (baryton), répertoire et transcription étant naturellement à l'honneur. Avec pour commencer, à l'orgue seul, Toccata « dorienne » et fugue en ré mineur BWV 538 de Bach, par un Thierry Escaich particulièrement libre sur le plan rythmique dans la Toccata, imposant sur celui de l'écriture complexe et instrumentalement déployée par paliers contrastés dans la Fugue.
Bach toujours, aux saxophones seuls (on sait combien les vents, tous types de formations confondus, s'entendent à servir idéalement la polyphonie du Cantor – la gravure de L'Art de la Fugue du Calefax Reed Quintet [MDG, 2000], jouant tour à tour dix instruments à vent, est l'une des plus belles qui soient de ce cycle) : Concerto pour violon et cordes de Johann Ernst de Saxe-Weimar, transcrit par Bach pour clavecin puis, du moins le mouvement initial, pour orgue (avec enrichissement du texte), BWV 595 en ut majeur ici restitué avec brio par les Ellipsos en guise de premier élément d'un triptyque bachien. Suivirent Nun komm, der Heiden Heiland BWV 659, aussi prenant et vibrant qu'à l'orgue, chant orné au saxophone soprano et nuances dynamiques se parant d'une puissance émotionnelle intense, puis en manière de final la bondissante Fugue « à la gigue » en sol majeur BWV 577 : virtuosité et perfection contrapuntique optimales en termes d'équilibre, de progression, d'harmonie des voix. Thierry Escaich inséra deux improvisations entre les pièces de ce triptyque : la première sur un rythme inflexible, minimaliste et répétitif, signature immédiatement identifiable, où vint se greffer un thème chantant, texture ouvrant la voie à une progression d'une énergie à couper le souffle, suivie d'un effet de bascule avec decrescendo soudain, sans que rythme et tempo ne faiblissent, puis épilogue tout de subtilité ; la seconde grave et mystérieuse, ponctuée d'un lointain aigu et d'un chant lancinant sur pulsation immuable, puis accélération rituelle, angoissante et cinglante musique de film noir (avec, le temps d'un éclair, comme le « rire » sardonique des vents du Concerto pour orchestre de Bartók), oppressante comme si toutes les forces du mal s'y trouvaient conjurées, Escaich jouant brillamment d'un semblant d'apaisement.
Quatuor Ellipsos © DR
Particulièrement éclectique, la seconde partie s'ouvrit sur la transcription du Concerto pour violon et hautbois BWV 1060 de Bach, connu dans sa transcription pour deux clavecins, la version originale restituée étant ici adaptée pour orgue et saxophones (solistes mais pas seulement) jouant dès lors en tribune. Un fruité des timbres et une vitalité irréductible, à tant d'égards idéalement jazzy, le tout manifestant un goût forcené du risque, aussi extrême que résolument sous contrôle. Une adaptation de deux des Poèmes pour orgue (2002) de Thierry Escaich – Eaux natales (I) et Vers l'espérance (III) : entre élégie de plus en plus tendue et énergie au scalpel – précéda une absolue rareté, revisitée : Marche triomphale pour le centenaire de Napoléon Ier op. 46 de Louis Vierne, pour trois trompettes, trois trombones, trois timbales et grand orgue (1921) – tout autre chose aux saxophones, pour le fruité évoqué mais aussi la dimension percutante et incisive de l'extrême aigu : une restitution à la fois mordante et plus chaleureuse, en regard de la version originale, l'équilibre orgue (riche en mixtures aiguës) et saxophones offrant une approche plus humaine et lumineuse, moins tragique ou grandiose.
Deux bis décoiffants enflammèrent un public conquis : irrésistible Tango virtuoso (4) pour quatuor de saxophones (1991) de Thierry Escaich – celui-ci improvisant avec infiniment de discrétion un accompagnement conférant à la pièce et à son rythme obstiné une assise des plus bénéfiques, puis, par les Ellipsos seuls, Oh when the saints go marching in, chanté a cappella à la manière des Voces8, plus jazz que negro spiritual – le rythme-roi.
Michel Roubinet
(1) www.concertclassic.com/article/festival-paris-des-orgues-2019-trois-questions-coline-serreau-et-jean-francois-guipont
(2) fr-fr.facebook.com/ChezBarbarojazz4tet/
(3) www.quatuorellipsos.com
(4) www.escaich.org/pages/catalogue/uvres-pedagogiques/tango-virtuoso.html
Paris, églises Saint-Séverin (10 mai 2019) et Saint-Étienne-du-Mont (17 mai 2019) // Festival Paris des Orgues, jusqu'au 16 juin 2019
www.festivalparisdesorgues.com
Photo © fassang.com
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