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Festival Paris des Orgues 2019 (II) – Du hautbois baroque et contemporain à l'opéra – Compte-rendu
La volonté du Festival "Paris des Orgues" d'associer l'instrument à d'autres sonorités sous-entend non seulement des mélanges de timbres rares, voire inédits, mais aussi, par la force des choses, le recours à un répertoire insolite, le plus souvent transcrit : une autre manière d'entendre des pièces parfois célèbres sous un jour à même de renouveler l'écoute. Les concerts des 26 mai et 2 juin y ajoutèrent la découverte, pour nombre de festivaliers, d'instruments « excentrés » méritant le détour.
Inaugurée en 1935, la vaste église Saint-Gabriel, au-delà de Nation sur le cours de Vincennes, dispose d'un orgue placé dans le chœur à même le sol (1), épicentre d'une activité musicale régulière et nourrie. Réalisé par Laurent et Chrétien Steinmetz (1982, avec reprise d'éléments provenant d'un orgue de salon Cavaillé-Coll), l'instrument a été relevé, augmenté et modernisé en 2006, travaux menés à bien par Philipp Klais, actuel directeur de la célèbre maison de Bonn – c'est à ce jour le seul instrument parisien sur lequel celle-ci est intervenue. Le programme du concert du 26 mai avait été savamment composé par sa titulaire, Yanka Hékimova, et le hautboïste Philippe Grauvogel – soliste, entre autres, de l'Ensemble Intercontemporain, mais s'épanouissant avec autant de bonheur dans le répertoire baroque –, les deux musiciens œuvrant de concert depuis de longues années.
Peu de musique ayant été écrite pour orgue et hautbois, l'essentiel du programme ne pouvait que relever de la transcription, pratique courante à l'époque baroque, avec pour fil conducteur l'idée même de métamorphose. Ainsi de l'œuvre initiale, dernière des douze Sonates Op. 1 pour un instrument soliste et basse continue de Haendel, de type sonata da chiesa en quatre mouvements, le hautbois se substituant en l'occurrence au violon. L'orgue de Saint-Gabriel bénéficie de la forme de l'abside, haute conque favorable à l'épanouissement et à la propagation du son – de même pour le hautbois, infiniment virtuose et séducteur, tout en délicatesse bien que d'une puissance sensible idéalement enveloppée par les timbres de l'orgue, légèrement en retrait mais remplissant à merveille son rôle d'accompagnateur et de soutien.
Yanka Hékimova © Jean-François Bourgey
Jean Guillou, que Yanka Hékimova assista longtemps à Saint-Eustache, où elle-même créa les concerts « Jeune public » (elle y a enregistré plusieurs de ses transcriptions d'envergure, dont la Symphonie « Jupiter » de Mozart), n'a rien écrit pour orgue et hautbois (ce dernier néanmoins présent dans deux de ses Colloques). Une page de son cycle Jeux d'Orgue (1978), cependant, s'intitule Hautbois d'amour. Jean Guillou ayant lui-même beaucoup transcrit, Yanka Hékimova a eu la belle idée de confier, sans trahir l'original, la ligne du hautbois-jeu d'orgue au hautbois de Philippe Grauvogel. Sans aller jusqu'à dire que la musique en devient méconnaissable, les moyens mis en œuvre n'en diffèrent pas moins profondément. Aux claviers seuls, articulation et phrasé du chant priment, quand le hautbois peut aussi jouer de subtiles nuances dynamiques, physiquement impossibles à l'orgue, ainsi que du souffle et de la vibration de l'anche. Tout autre chose, sobrement splendide, et superbement partagé.
Ce fut ensuite Bach, lui-même inlassable transcripteur, qui fit l'objet d'une attention particulière : air d'alto de la Cantate BWV 169 (1726), le hautbois ne prenant pas en charge la ligne vocale (restituée, entre autres, par l'orgue) mais celle du premier violon ; toute la complexité de cette page envoûtante, dont les phrases amples reposent sur le balancement de la basse continue, est dès lors restituée sous un angle et via un agencement des proportions inédits. Puis Jean Guillou fut de nouveau à l'honneur : Air tendre pour la rose, de la Suite pour Rameau (1979), Philippe Grauvogel se glissant dans la texture de cette pièce pour orgue, puis Les Feux du silence, deuxième des quatre pièces d'Hypérion (1988), seule page à la fois originale et pour orgue seul du concert, mettant en valeur la palette de l'instrument, d'ampleur modeste mais inventive (25 jeux sur deux claviers et pédalier), capable elle aussi de bien des métamorphoses, empreintes de mystère et de poésie. Le Quatuor en fa majeur KV 370 de Mozart refermait le concert : audacieuse transcription, en création et signée Yanka Hékimova, plus que jamais synonyme de métamorphose, la nature de l'œuvre s'en trouvant modifiée : pour hautbois, violon, alto et violoncelle, ces trois derniers revenant à l'orgue, le Quatuor se réinventa tel un piquant concerto de chambre, faisant la part belle au soliste sans renoncer le moins du monde au dialogue des parties, dans un équilibre pourtant foncièrement et nécessairement repensé. À l'instar de l'ensemble du programme : un moment intense d'écoute revivifiée, pour une redécouverte des classiques de toujours et d'aujourd'hui.
L'orgue Schwenkedel de Saint-Eloi © Mirou
Autres contexte et contenu pour le concert du dimanche suivant, 2 juin. À commencer par le fait que l'organiste, Emmanuel Hocdé, titulaire de l'instrument, et les deux sopranos : Aurélie Loilier et Mathilde Grosjean, œuvraient ensemble pour la première fois, ayant élaboré le programme pour la circonstance, Emmanuel Hocdé signant les arrangements – de la musique sacrée baroque au bel canto romantique, avec également une étonnante création. Lieu (entre Gare de Lyon et Daumesnil) et instrument : l'église Saint-Éloi (1968), où trône un Schwenkedel contemporain d'esthétique néobaroque (23 jeux sur deux claviers et pédalier), relevé en 2004 par Swiderski. L'architecture, sur plan triangulaire, se singularise par des murs et plafond en aluminium, et l'on pouvait redouter pour l'orgue et les voix une caisse de résonance peu propice (outre la chaleur étouffante de cette journée estivale, immédiatement communiquée à l'intérieur de l'édifice – beau volume d'un bel équilibre – cependant que l'accord de l'orgue, globalement, résistait vaillamment). Belle surprise en définitive, à l'écoute du virtuose Prélude et fugue en ré majeur BWV 532 de Bach en ouverture de programme : cela sonne avec clarté et présence, de manière assez directe et avec davantage d'acoustique qu'on ne l'aurait imaginé, la mécanique précise bien que complexe de ce Schwenkedel permettant à l'interprète de briller de mille feux. De même pour les voix, se projetant avec aisance dans l'espace, malgré un phénomène de légère saturation dans les aigus forte, la fusion voix et orgue fonctionnant quant à elle magnifiquement.
Pas moins de dix-sept pièces au programme de ce concert généreux, éclectique mais formant un tout intégré et d'un rythme très agréable – un concert pour le plaisir. Ensemble ou séparément, les deux sopranos abordèrent des styles divers, l'harmonie des voix s'instaurant dès le duo Sull'aria de Susanna et de la Comtesse des Noces mozartiennes (avec ce type d'équilibre et de fusion des timbres requis par Bellini pour Norma et Adalgisa : deux sopranos contrastés). Aurélie Loilier offrit Lascia ch'io pianga du Rinaldo de Haendel et l'Ave Maria de Schubert (rôle essentiel et même « exposé » de l'accompagnement), alternant avec Mathilde Grosjean dans le Domine Deus de Vivaldi et Servilia de La clémence de Titus de Mozart (qu'elle prépare actuellement pour la scène).
Deux pages « contemporaines » suivirent : Litanies de Jehan Alain puis, en création, un Kyrie eleison extrêmement lyrique et engageant de Grégoire Michaud, chef de chœur et directeur musical né en 1995 (2), qui assistait au concert, œuvre séduisante dans sa progression de plus en plus emportée jusqu'à une irrésistible exultation, particulièrement exigeante pour la voix – Mathilde Grosjean, pleinement investie. Un nouveau duo fusionnel, « De torrente » du Dixit Dominus de Haendel, introduisit un changement d'époque : émouvant Noël d'Augusta Holmès par Aurélie Loilier (photo), Marguerite au rouet de Schubert par Mathilde Grosjean, avec Emmanuel Hocdé aussi magnifiquement partie prenante que dans les pages baroques, puis deux évocations verdiennes : Addio del passato de La traviata par Aurélie Loilier (qui a chanté Violetta en 2017 avec Opus Opéra), sur un tempo un peu enlevé pour le drame qui se joue (et un 6/8 suggérant parfois un double 3/4 presque sur tempo de valse nostalgique), puis du jeune Verdi In solitaria stanza, des Six Romances de 1838 : l'un des plus beaux moments de ce concert, grâce à l'engagement émotionnel de Mathilde Grosjean.
Emmanuel Hocdé contribue intensément à la redécouverte de l'œuvre du chanoine Auguste Fauchard (1881-1957) – l'Association Boëllmann-Gigout a publié ses Souvenirs ainsi que plusieurs de ses œuvres (3) –, qui était organiste de la cathédrale de Laval (tout comme Emmanuel Hocdé, également titulaire adjoint de Saint-Denys-du-Sacrement à Paris). À Saint-Éloi, ce dernier fit découvrir une page d'une écriture aussi brillante que complexe de Fauchard, hommage à son maître Louis Vierne : l'Intermède O Sanctissima de la Symphonie n°3 pour orgue, d'un mordant (un peu à la manière des scherzos de Vierne) convenant absolument aux moyens du Schwenkedel.
Dernier solo de Mathilde Grosjean : enjoué Stizzoso, mio stizzoso, air plein de charme et d'exubérance calibrée de Serpina dans La Serva padrona de Pergolèse, rôle qu'elle a récemment chanté dans une mise en scène de Coline Serreau, puis d'Aurélie Loilier, sans chœur mais évocateur : rien moins que Casta diva de Norma (elle a prêté sa voix au spot publicitaire du parfum Jean-Paul Gaultier), sur un tempo un rien plus dynamique qu'élégiaque ou hors du temps, mais puissamment porté par l'acoustique jusqu'à une réelle plénitude. Après quoi les musiciens offrirent à un public enthousiaste une dernière page baroque, du Gloria de Vivaldi, refermant en beauté un programme à tous égards différent des autres rendez-vous de cette saison Orgues en fête multiforme.
Si le Festival Paris des Orgues se poursuit jusqu'au 16 juin (temple de Pentemont, Saint-Eustache, église évangélique allemande), le comité de pilotage travaille d'ores et déjà sur la saison 2020, à Paris mais peut-être aussi avec des ramifications en Île-de-France, et toujours un versant pédagogique d'importance. La programmation musicale proprement dite devrait être axée sur les « jeunes talents », dont l'instrument orgue ne manque certes pas.
Michel Roubinet
Paris, églises Saint-Gabriel (26 mai 2019) et Saint-Éloi (2 juin 2019)
www.festivalparisdesorgues.com
(1) www.saintgab.com/les-amis-de-lorgue/
(2) www.ariadeparis.com/direction-musicale/
(3) www.concertclassic.com/article/le-paris-des-orgues-et-le-patrimoine-du-marathon-urbain-aux-instruments-recents-de-lessonne
orgues-nouvelles.fr/ON23/infos/FAUCHARD.pdf
Sites Internet
Yanka Hékimova
www.yanka-hekimova.fr
Philippe Grauvogel
www.ensembleintercontemporain.com/fr/soliste/philippe-grauvogel/
Emmanuel Hocdé
emmanuel.hocde.free.fr
Aurélie Loilier
aurelieloilier.com
Photo © Magali Bénèt
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