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Créations de Simon Steen-Andersen et Philippe Manoury au festival ManiFeste 2019 - Dire le monde / jouer avec - Compte-rendu
Investir notre temps, faire musique de nos espaces quotidiens ou, par la musique, les questionner : le monde réel reste pour les compositeurs – comme dans les arts visuels – un domaine d’invention dès lors que l’on s’éloigne d’une volonté purement illustrative. Deux concerts en ouverture du festival ManiFeste de l’Ircam donnaient ainsi, dans des écritures et des démarches que tout oppose, une lecture de deux scènes du monde actuel, ces deux hyper-lieux emblématiques – et ambigus – que sont l’usine et l’espace maritime.
En 1927, les Fonderies d’acier de Mossolov étaient une transposition symphonique du monde industriel qui, dépassant la simple reproduction du rythme et du son assourdissant des machines, construisait un imaginaire musical de l’usine, mêlant ferveur et frayeur. Près d’un siècle plus tard, avec Run Time Error @Opel feat. Ensemble Modern LIVE !, Simon Steen-Andersen (photo) investit l’usine à son tour mais l’histoire n’est plus la même. Le lieu – une partie de l’usine historique des automobiles Opel, dans la banlieue de Francfort – est désaffecté et la « musique » des machines ne s’y fait plus entendre.
Le bâtiment, presque vide mais pas tout à fait, devient pour les musiciens de l’Ensemble Modern comme un méta-instrument, à la fois lieu d’exécution et pourvoyeur de matériau concret (mobilier, outils et pièces et objets abandonnés en tout genre) ; de la musique in situ, qui n’est qu’une première face de cette œuvre à multiple fond. Cette performance, filmée en 2015, scénarisée comme un jeu de piste, est diffusée sur un double écran, la projection étant pilotée par le compositeur sur scène, dos au public. De part et d’autres, les musiciens de l’Ensemble Modern, sans chef, rejouent eux-mêmes ce qui se voit et s’entend à l’écran. Passionnante mise en abyme : gestes et sons filmés deviennent un matériau concret (transformable, usinable) dont l’exploration musicale se fait désormais dans la salle de concert (la grande salle du Centre Georges Pompidou), un glissement riche de sens sur la perméabilité des lieux de production, qu’elle soit industrielle ou culturelle. Du reste, Simon Steen-Andersen avait déjà investi l’espace propre de la production musicale avec Black Box Music (en 2012), que l’on avait pu découvrir à Paris en 2014, à l’occasion de la résidence du compositeur danois auprès de l’ensemble 2e2m. Les gestes totémiques du chef d’orchestre, incarné par un percussionniste-performer, détournés non sans humour, y sont amplifiés au point d’être en eux-mêmes source sonore et se confrontent, là encore, au commentaire – ou à l’interprétation – des musiciens entourant le dispositif scénique. Dans cette œuvre qui hérite autant du bricolage et du mime que du Sacre du printemps, les musiciens de l’Ensemble Modern se montrent d’une verve étincelante.
Philippe Manoury © Pauline de Mitt
Plutôt que de jouer avec le monde réel, Philippe Manoury a choisi de rejouer le monde par la musique et par le théâtre. Lab.Oratorium est le volet final de la trilogie composée pour le Gürzenich-Orchester de Cologne à la demande de son directeur musical François-Xavier Roth : trois partitions dont le dénominateur commun est une spatialisation de l’orchestre. Pour autant, le projet de Lab.Oratorium se rattache davantage aux recherches esthétiques mises en œuvre dans l’opéra (ou « thinkspiel ») Kein Licht, créé en 2017. Par son sujet tout d’abord, le sort de l’humain, de l’humanité, de l’humanisme dans le monde contemporain : face à l’emprise technologique dans Kein Licht, à travers le drame des migrants en Méditerranée dans Lab.Oratorium. Par l’éclatement du discours et des moyens d’expression ensuite : l’orchestre n’est qu’un acteur parmi d’autres – dont des chanteurs et comédiens – et Philippe Manoury joue des ruptures entre les types de voix et les façons de dire, de raconter, de crier, de se faire entendre.
On se souvient que le compositeur prenait lui-même la parole dans Kein Licht ; c’est une façon de retourner au monde réel, d’interrompre la « suspension de l’incrédulité » (suspension of disbelief) que porte toute fiction, pour forcer la confrontation au monde, sans le confort qu’apporte la distanciation par le récit. Cette fois, c’est le chef François-Xavier Roth qui annonce, au milieu du concert, la lecture du témoignage d’un sauveteur embarqué sur l’Aquarius, ce navire lancé au secours des migrants en Méditerranée – un coup de pistolet n’eût pas produit plus grand effet. Le parti pris d’hétérogénéité fonctionne mieux ici que dans Kein Licht, peut-être parce que l’orchestre donne un cadre, une structure à l’ensemble de l’oratorio – avec la mise en tension que provoque la dispersion de groupes de cuivres dans la salle. Comme dans l’opéra, le texte est cependant problématique quand il ne fait que reprendre le lieu commun du bateau de croisière comme symbole de l’aveuglement narcissique aux tragédies contemporaines. Cette naïveté est heureusement rachetée par quelques idées théâtrales fulgurantes – ces motifs répétés, pas de danse insignifiants, qui prennent soudain une force expressive et rythmique saisissante. Surtout, Philippe Manoury invente pour l’orchestre un rôle sur mesure et protéiforme, tantôt relégué au rang de décor, ailleurs clamant la tragédie à la manière d’un chœur antique. Et l’écriture pour les chœurs (magnifiques SWR Vokalensemble et Chœur Stella Maris, préparés par Léo Warynski et Olivier Bardot) compte parmi les pages les plus inspirées jamais écrites par le compositeur.
Jean-Guillaume Lebrun
Paris, Centre Georges Pompidou et Philharmonie, 1er et 3 juin / Festival ManiFeste jusqu’au 29 juin 2019 . manifeste.ircam.fr/
Photo © simonsteenandersen.dk
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