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29e Festival Sinfonia – «Grand office pour Charles Quint » : somptueuse apothéose pour une résidence – Compte-rendu
Découvreur, ouvert, curieux de programmes inédits, attentifs aux talents nouveaux : par la volonté de David Théodoridès, Sinfonia est tout cela à la fois. Des qualités auxquelles s’ajoute une grande fidélité envers les artistes : dès 2016, un an après son Premier Prix au Concours de Bruges, Justin Taylor était présent à l’affiche. Musicien choisi par le public dans la série « Jeunes Talents » cette année-là, il est depuis régulièrement revenu, que ce soit en solo ou avec son Consort, et avoue se sentir «en famille » à Périgueux. Les retrouvailles se font autour d’une œuvre phare du répertoire de clavecin : les Variations Goldberg – qu’il donne pour la deuxième fois seulement en public, la première remontant à avril 2017 au musée Grévin à Paris – dans la grange du château des Bories, bel édifice Renaissance à quelques encablures de Périgueux que Sinfonia investit pour la première fois. Le cadre intimiste et l’acoustique parfaite permettent de goûter au mieux l’interprétation délivrée sur un riche instrument de Philippe Humeau.
Point de génuflexion devant le chef-d’œuvre : Taylor aborde le BWV 988 avec la simplicité et le naturel qu’on lui connaît de façon générale. Dans la touffeur de la fin d’après-midi, le public nombreux est littéralement pris par une interprétation dont la vie intérieure et la cohérence générale tiennent de bout en bout l’oreille en éveil – avec un thermomètre à plus de 30°, on n’ira pas chercher querelle au claveciniste pour quelques scories bien vénielles A chaque étape du cycle, son sens aigu des caractères fait merveille (et se manifeste parfois avec une étonnante souplesse dans les tempos). Ne prenons que l’exemple des Variations 14 et 15, la première d’une vitalité profondément humaine, la seconde stellaire, comme annonciatrice des éthers du Beethoven de l’Opus 111, avant que la 16e, d’une noblesse admirable, ne relance le propos.
Applaudissement nourris et amplement mérités : l’auditoire est gratifié de deux bis : la Passacaille de Haendel, cathartique après l’exigeant voyage des Goldberg, et une poétique sinfonia de Bach.
Rendez-vous le soir dans l’un des berceaux du festival, l’abbaye de Chancelade, pour « Grounds, un big bang baroque », fruit d’une coproduction entre Ambronay, Namur, Utrecht, Metz, mais aussi Saintes, où l’on a pu l’entendre en juillet dernier, et Sinfonia. Après la vaste abbaye aux Dames, Chantal Santon-Jeffery et L’Achéron de François Joubert-Caillet investissent un lieu bien plus intimiste : on mesure combien, à partir des mêmes ingrédients (des pages vocales de Monteverdi, Merula, De Rore, etc., des danses anonymes), ce « bœuf baroque » est susceptible d’évoluer, de s’adapter au contexte et à l’humeur du moment. Le résultat se révèle toutefois aussi jubilatoire qu’à Saintes – suscitant d’irrépressibles mouvements du pied chez certains auditeurs –, mais on découvre des équilibres instrumentaux, des couleurs différentes (la subtile et expressive harpe de Marie-Domitille Murez, par exemple, se fait beaucoup plus présente).
La découverte de nouveaux interprètes est depuis longtemps un axe central de la politique artistique de David Théodoridès : la série « Jeunes Talents » de Sinfonia en est l’expression. Chaque année, six ensembles ou solistes sont invités, parmi lesquels le public élit un lauréat qui est programmé au cours de l’édition suivante. Impossible pour nous d’établir une quelconque classification puisque nous n’aurons entendu que l’un des ensembles présentés dans la 29e édition, mais nous sommes sorti de la jolie église romane d’Agonac avec la conviction d’avoir repéré un jeune ensemble particulièrement prometteur : La Sportelle.
La Sportelle © Festival de Rocamadour
Ce groupe vocal – ici constitué de Lætitia Corcelle, Anne Bertin-Hugault, Steve Zheng et Cédric Baillergeau, il peut compter jusqu’à huit membres – est originaire de Rocamadour et a pris pour nom celui de la médaille que les pèlerins de Compostelle gardent de leur passage dans la cité sainte où Poulenc trouva l’une de ses plus belles inspirations. Impeccablement agencé et équilibré, le programme « Ave Maria, oui ! mais lequel ? » que l’ensemble propose apparaît représentatif de ses choix artistiques : du répertoire ancien à la musique d’aujourd’hui, La Sportelle embrasse toute l’histoire de la musique sacrée et le résultat obtenu force l’admiration deux ans seulement après sa fondation.
Quatre personnalités vocales, quatre timbres bien caractérisés dialoguent dans une parfaite cohésion que les déplacements (entrée en procession sur l’Ave Maria d’Arcadelt), les effets de spatialisation, toujours très à propos, ne soulignent que mieux. Ce bonheur collectif s’illustre dans un programme varié divisé en trois chapitres, chacun se concluant par un Pater noster (deux Schütz et un Vasks), au cours duquel les interprètes séduisent tant par le dépouillement et la pureté de l’expression (superbe Jean Mouton !) que la lisibilité et la rigueur, dénuée de toute raideur, qu’ils apportent à Guerrero, Bouzignac, Willaert et Schütz. La musique du XXe siècle et le répertoire d’aujourd’hui ne leur conviennent pas moins, comme le prouvent la pureté et le tact expressif que manifeste l’Ave Maria de Poulenc – l’une des plus beaux moments du concert – ou le tendre et émouvant Je vous salue Marie écrit spécialement pour l’ensemble par Jean-Philippe Billmann (la pièce sera reprise en bis). La Sportelle : suivez de près cette jeune formation, elle fera parler d’elle !
La fidélité de Sinfonia envers les artistes se traduit aussi par une politique de résidence. Depuis que Simon-Pierre Bestion (photo) est apparu sur la scène musicale, David Théodoridès a cru en son talent. Dès 2015 (année de la réunion du chœur Luce del Canto et de l’orchestre Europa Barocca en la Compagnie La Tempête) le jeune chef et ses troupes étaient présents à Sinfonia et, quand il s’est agi de prendre le relai du Concert Spirituel comme « ensemble associé » en 2017, Sinfonia a sans hésitation fait appel à La Tempête (elle avait fait sensation en 2016 dans les Vêpres de Monteverdi). Depuis trois ans chaque édition du festival aura été marquée par un nouvel épisode, toujours inattendu et passionnant – on se souvient en particulier du « Requiem d’Erasme » en 2017.
"Grand office pour Charles Quint" par La Tempête © Sinfionia
Pour la conclusion de la résidence, David Théodoridès a laissé carte blanche au chef de La Tempête, non sans l’avoir mis en garde quant aux risques auxquels il s’exposait en osant un concert dans la cadre réputé « impossible » (13 secondes de réverbération !) de l’imposante cathédrale Saint-Front. Il en fallait plus pour dissuader Simon-Pierre Bestion, maître ès spatialisation s’il en est : ce « Grand office pour Charles Quint » s’imposait à lui comme une évidence. Se souvenant de la fausse cérémonie de funérailles organisée par Charles Quint en 1558, il a composé une mosaïque musicale comme il en a le secret. Le Congaudeant catholici du Codex Calixtinus (XIIe siècle), la plus ancienne polyphonie connue de la musique occidentale, ouvre un office funèbre « à la charnière entre le monde médiéval et celui qui représentera les grandes découvertes du vieux continent" (S.-P. Bestion) qui, autour de la structure habituelle de la messe des morts, agrège d’autres musiques : des extraits des Cantigas de Santa Maria, de La Guerre de Janequin, une pièce de chant mozarabe du XVème siècle, etc. Le propos du « Grand Office » est aussi de montrer le considérable impact du style franco-flamand (ici Machincourt, Gombert, Crecquillon) sur les compositeurs espagnols (Flecha, Narváez, Morales, Encina, Escobar, Orto, Cabezón). La difficile acoustique de Saint-Front ? Simon-Pierre Bestion en fait un atout : pareil à un peintre mélangeant ses pigments et les appliquant sur une toile monumentale, il façonne d’un geste puissamment suggestif un grand rituel sacré dont la variété, l’organicité et le mystère (renforcés par les belles lumières de Marianne Pelcerf) clouent littéralement l’auditoire plus d’une heure et demie durant. Somptueuse apothéose pour une résidence d’une rare créativité que ce « Grand office » !
Vous n’étiez pas à Périgueux ? Tout n’est pas perdu : Simon-Pierre Bestion et ses choristes et instrumentistes reprennent leur programme le 19 octobre prochain à l’église Saint-Julien de Tours dans le cadre des « Concerts d’Automne » (1) Un festival où l’on retrouvera aussi Justin Taylor (au pianoforte), en compagnie du Concert de la Loge de Julien Chauvin. (3)
Quant à la prochaine résidence du festival, le passage de relai se fait en famille puisque c’est Louis-Noël Bestion de Camboulas et ses Surprises qui s’installent à Sinfonia pour la période 2020-2023 (avec le soutien du Centre de Musique Baroque de Versailles).
Enfin n’oubliez pas que d’ici au 30ème Festival, la Saison Sinfonia vous attend à Périgueux (de novembre à mai) avec une alléchante affiche : Trio Grimal-Gastinel-Cassard (22/11), Vanessa Wagner (13/12), Anne Queffélec (17/01), Sélim Mazari (14/02), Claire Désert (13/03), Marc Coppey et Peter Laul (09/04), Nicholas Angelich (15/05) et Les Surprises (29/05).
Alain Cochard
Festival Sinfonia en Périgord, les 29 et 30 août 2019 // sinfonia-en-perigord.com/
Photo © Yannis Hamnane
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