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Einstein on the beach au Grand Théâtre de Genève – Quand l’imaginaire abolit le hasard – Compte-rendu
L’œuvre conjointe de Wilson et Glass, somme de tous les minimalismes, est inclassable. Sans chanteurs solistes, sauf quelques interventions parlées ânonnant des textes absurdes, Einstein on the Beach relève du concept sonore et visuel. Une performance de quatre heures non stop durant lesquelles le public a le loisir de sortir faire un bretzel-bière. Un objet baroco par sa forme et par son intention. Si l’espace du théâtre reste ouvert à la déambulation, il n’en devient pas pour autant participatif.
Pour les dix instrumentistes et vingt et un choristes, la partition est un monstrueux jeu d’endurance. Tout organiste, pianiste, violoniste qui s’est frotté à Glass redoute les permanentes chausse-trapes de sa fausse banalité. Il faut tenir le rythme vertigineux des formes insidieusement évolutives. Les instrumentistes de la Haute École de Musique genevoise s’y déploient, visiblement grisés par la transe rythmique qui jamais ne retombe. Le chœur, aux nuances franco-flamandes, du Einstein Ensemble, syllabise un swinguant velours vocal. Titus Engel insuffle à l’ensemble, nimbé par la fée numérique de la sonorisation, une volupté qui tranche avec la version plus cardiaque de Michael Risman, le témoignage discographique de l’œuvre originale.
La scénographie jubilatoire s’avère en osmose avec ce déluge d’arpèges moirés. La troupe théâtre et cirque de Daniel Finzi Pasca s’amuse de ce sommet du non-sens qu’est aussi Einstein on the beach. Depuis les origines, qu’ont donc en commun l’énonciation des couleurs d’un bonnet de bain, un manifeste féministe, un reportage dans Paris ville lumière, les fantaisies d’Einstein infantile ou, entre autre lambeau suggéré, une ode amoureuse évoquant le roman de James Salter, Un bonheur parfait ? Rien, sauf illustrer la conflagration d’idées en apparence contradictoire dont Einstein a fait la matrice de ses intuitions de génie.
Je suis suffisamment artiste pour me servir librement de mon imagination… Les connaissances sont limitées. L’imagination, elle, peut entourer le monde entier, écrivait-il. Le metteur en scène tessinois le prend au pied de la lettre avec un festival de visions foldingues parcourues d’humour. Einstein qui tire la langue sur des millions de posters, de mugs et de t-shirt est un bienveillant. Crazy ideas s’exclame-t-il à l’ouverture, en costume de lin et moustache broussailleuse. E=mc2 offre son bureau à la mise à sac d’une horde d’assistant(e)s tandis que sa bibliothèque savante s’érige en lieu de vertiges. À moins que ce meuble extensible ne devienne prétexte à gags durant de facétieuses rétroprojections impeccablement synchrones.
Einstein parcourt la scène à vélo. Le temps au centre de la roue pourrait ne pas être le même qu’à la périphérie… à moins que ce ne soit le contraire ? CQFD en images. La relativité ? Vitesse de la lumière égale un ballet millimétrique de néons dessinant des cercles et des chenilles. Autant de machines à théâtre que la troupe déploie dans la pulsation de l’infini selon Glass.
Sur scène comme en fosse, c’est endurance et performances, fréquemment saluées d’applaudissements. Un clown féministe dialogue avec les boucles du violon joué en duo avec la virtuose Madoka Sakitsu durant Keen Play 2. Une plage en costumes beach 1930 exploite la verve corporelle de la formidable Compagnia Finzi Pasca. Une naïade pratique quinze minutes d’apnée dans un tube d’eau, sa vêture déployée en Oranda humain. Après ce poisson rouge vient un cheval vivant, choyé, peigné. Envoûté par une musique sans doute thérapeutique, l’animal cavalcade en rythme, vivante percussion. Des lamas tibétains entrent dans une lévitation panique. Un cerceau de cirque roule sur l’orgue mélancolique. Quelques toréadors en habit de lumière jouent de la cape devant des miroirs décuplés. On verra des Einstein sur roulettes et le vertige mathématique d’une IA sous LSD. Humble partie de ce roboratif théâtre musical, la voix soliste d’Ana Gabaldon va progressant par tierce et quinte, face au public, durant la séquence Bed.
Sans cesse sollicités par une poésie dopée à l’addictif Glass, l’œil et l’oreille ne décrochent pas. Daniel Finzi Pasca, loin de s’égarer, finit par relier les abscondités de l’intention originelle. Ces numéros que décline l’aléatoire du chœur, ce sont les feuillets de l’œuvre d’Einstein, un manuscrit aux pages incessamment rebattues par le souffle de l’inspiration et dont le vent ravage, littéralement, le bureau de notre Professeur Tournesol, lequel n’a cessé d’en jubiler. Tout comme le public. Souvent levé puis rassis pour soulager sa vessie, il récompense d’une longue standing ovation musculo-squelettique cette célébration où l’imaginaire vient d’abolir le hasard. Il en redemanderait presque.
Vincent Borel
Site de la Compagnie Finzi Pasca : finzipasca.com/fr/
Photo © Caroline Parodi – GTG
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