Journal
Rusalka de Dvorak à l’Opéra national du Rhin – A perte de voix – Compte-rendu
La mélancolie est une pate dangereuse à malaxer : trop pétrie, elle peut engendrer l’engourdissement, si quelque tension dramatique ne vient pas la secouer, surtout lorsqu’elle se promène sur un plateau de théâtre ou d’opéra. C’est le danger qu’a fait courir au public cette nouvelle production d’une Rusalka en noir et blanc, confiée à Nicola Raab, metteuse en scène très demandée, et dont on pu découvrir la vision de Francesca da Rimini à l’Opéra national du Rhin il y a deux ans.
On sait les origines ethniques de Rusalka, sœur tchèque des innombrables wilis, nixes aux cheveux verts, filles des neiges, dames blanches et princesses-génies qui vinrent peupler les rêves embrumés par l’opium des créateurs romantiques et post-romantiques, Andersen et Pouchkine en tête (c’est dans sa pièce inachevée qu’on commence à trouver le nom de Roussalka) sans parler de Théophile Gautier chez nous, de Tchaïkovski avec sa Princesse-Cygne et de Wagner, dont les Filles du Rhin annoncent les nymphes de Rusalka. En un monde peu à peu détaché de la religion, ont couru partout des récits fantastiques, interrogeant la nature de l’homme, bien plus que les contes de fées du XVIIIe siècle qui eux, tendaient plutôt à réparer magiquement des injustices.
Problème de substance, donc : la Rusalka de Dvorak, toute pétrie de la tendre facilité mélodique du compositeur, dont l’opulence n’a cependant pas celle, glamoureuse, d’un Rimski-Korsakov lui aussi passionné par les contes, réchauffée par ses couleurs locales, avec des rythmes qui par moment font frétiller alors que l’histoire s’y prête peu, pourrait volontiers mener vers l’univers ondulant du symbolisme, parcouru d’êtres flottant entre les mondes. Lointaine cousine de Mélisande, née dans le même temps, et marquée par la même nostalgie, Rusalka ne sait pas vivre: aucune des règles de son monde ni de celui des hommes ne lui convient. Sa quête d’ailleurs la mène au gouffre, sa légèreté surnaturelle se mue en destin pesant, et cette bascule rend difficile la mise en images de l’œuvre, tant il faut lui garder son charme autant que sa noirceur.
© Klara Beck
A l’Opéra Bastille, Dmitri Tcherniakov sut, avec génie, marier ces diverses problématiques dans La Fille de Neige, à la fois intemporelle et si russe. Nicole Raab a choisi une certaine dureté : après des plans inclinés bien trop austères pour le lyrisme vibrant de la musique, elle cadre l’action dans une sorte de studio-photo, géométrique et plat, dans tous les sens du terme. Elle y place ses personnages comme des pions, et se contente pour rendre présente la nature aquatique, si forte ici, de ménager un grand carré-fenêtre envahi par un flot d’images. Avec parfois du sang qui inonde l’écran, œuvre d’un vidéaste dont on ne conteste d’ailleurs pas le talent, Martin Andersson. Pour le reste, on hésite entre le premier degré (une queue de sirène tout à fait réaliste pour Rusalka) et un décor moderniste, signé Julia Müer, qui fait du palais une grande cuisine et de la princesse étrangère une sorte d’infirmière inquiétante.
Mais surtout, et cela a paru comme une lecture à contresens de la partition et sans doute de la subtilité du conte, des projections de séquences amoureuses brutales dont on ne trouve guère de correspondance avec le texte. Certes, on peut toujours convoquer Freud, Charcot ou Simone de Beauvoir pour tout relire à leur aune, il en restera sûrement quelque chose, mais le problème de l’ondine, semble-t-il, est plus complexe que la violence masculine et la peur féminine, l’irruption ou la mort du désir, c’est surtout qu’elle n’a pas d’âme, et voilà qui est beaucoup plus intéressant. On s’embrouille donc dans les méandres de cette relecture qui se veut frottée des thèmes à la mode et on rêve… du rêve.
© Klara Beck
Sans pour autant ne pas connaître de moments de vrai bonheur : ainsi grâce aux trois nymphes, Agnieska Slawinska, Julie Goussot et Eugénie Joneau, qui forment un trio savoureux, grâce à la magnifique voix du garde forestier-chasseur, le jeune baryton Jacob Scharfman, grâce surtout à la présence magnétique, ogresque en Vodnik d’Attila Jun, toujours grande pointure du chant wagnérien malgré un vibrato plus qu’envahissant.
Retenons Patricia Bardon, très juste en Jezibaba et oublions la princesse de Rebecca Von Lipinski, sûrement en méforme. Reste le couple des amoureux, lui, sorte de Tristan fatigué, l’Américain Bryan Register, suffisant vocalement mais si peu lyrique, sinon dans sa mort, bien traitée scéniquement, et elle, la Sud-africaine Pumeza Matshikiza dont le charme étrange ajoute incontestablement à son personnage d’errante à la fois tendre et maléfique, mais avec une gestique si appuyée de bête blessée qu’elle éteint tout le mystère d’un personnage par essence insolite. Une voix intéressante qu’on ne saurait non plus négliger, par le caractère sensuel de son timbre, mais une émission hachée, engorgée, et des aigus indécis.
Heureusement, il y avait un pilote dans l’avion de cette aventureuse hasarde et il se nommait Antony Hermus, solide chef néerlandais, fin connaisseur de la musique tchèque - il a dirigé La Petite Renarde rusée dans la belle mise en scène de Robert Carsen à l'OnR en 2016. Vif, tonique, gérant admirablement les vagues de cette musique charmeuse où, entre la vie et la couleur slaves, se glissent un alanguissement puccinien, un rien d’emphase wagnérienne, surtout dans la mort du prince, magnifique plongée dans le néant. Toute une mosaïque sonore et rythmique qu’il a su recréer avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, lequel, lui n’a jamais quitté le bon rivage. Grâce à ces formidables interprètes, la musique avait une âme !
Jacqueline Thuilleux
Dvorak : La Petite Renarde rusée - Opéra national du Rhin, Strasbourg, 18 octobre ; prochaines représentations les 22, 24, 26 octobre, puis à Mulhouse (la Filature), les 8 et 10 novembre 2019 // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2019-2020/opera/rusalka
Photo © Klara Beck
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