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Thomas Monnet interprète Jean Alain – Le Cavaillé-Coll de Bécon réinventé aux couleurs de l’entre-deux-guerres – Compte-rendu
Il y a d'absolues merveilles aux portes de Paris ! Ainsi le rare Cavaillé-Coll achevé en 1865 pour le marquis Marie-Charles-Auguste-Ernest de Lambertye (1828-1904) et la chapelle privée de son château de Gerbéviller (Meurthe-et-Moselle, au sud de Lunéville), réaménagée à cet effet. Cet instrument très singulier dans l'œuvre du génial facteur est un miraculé : vendu par l'héritier du marquis, il fut racheté en 1909 pour Saint-Maurice de Bécon-les-Bruyères, installé dans la nouvelle église par Charles Mutin en 1912 (avec ajout de deux plates-faces latérales décoratives) et inauguré au printemps suivant par Eugène Gigout. En août 1914, château et chapelle de Gerbéviller étaient en partie détruits par l'un des premiers bombardements de la Grande Guerre (1) – l'orgue aurait été anéanti s'il n'avait été vendu. Richement documenté, le site de l'Association Bécon Cavaillé-Coll retrace l'histoire, les aspects techniques et le projet de restauration de l'instrument (2).
Construit peu après celui de Saint-Sulpice (1862), le Cavaillé-Coll de Bécon (37 jeux sur trois claviers et pédale) est rigoureusement contemporain de deux autres instruments conçus pour des particuliers fortunés (3) : celui érigé pour le filateur lillois Gaspard-Élie Maracci (1825-1871) en sa villa de Coligny, sur le lac Léman (orgue « de cathédrale » de 44 jeux sur trois claviers et pédale réinstallé dans le réfectoire des moines de Royaumont) ; celui, plus modeste (14 jeux sur deux claviers et pédale, orgue de chœur de Saint-Jacques-du-Haut-Pas à Paris depuis 1985), du baron et banquier Émile d'Erlanger (1832-1911), père de Rodolphe d'Erlanger (1872-1932), musicologue qui initia chez Geuthner la publication d'une somme exceptionnelle en six volumes : La musique arabe (Jehan Alain eut-il connaissance des quatre premiers volumes, parus entre 1930 et 1939 ?). L'orgue de Bécon fut le premier Cavaillé-Coll à disposer d'une commande à bascule des boîtes expressives, se substituant au système à cuiller jusqu’alors utilisé, ainsi à Saint-Sulpice – les avis restent très partagés quant au système le plus musicalement satisfaisant ! Cette innovation (pour Cavaillé-Coll) aurait été empruntée au grand facteur allemand Eberhard Friedrich Walcker (1794-1872).
Thomas Monnet © DR
À Bécon, autre rareté, on trouve non pas une mais trois pédales à bascule : deux pour les boîtes expressives indépendantes des claviers de Positif et de Récit, une pour un jeu extrêmement rare, baptisé Éoline, que Cavaillé-Coll construisit uniquement à Gerbéviller, Saint-Brieuc et Luçon. Également appelé Physharmonica et beaucoup plus fréquent en Allemagne, son pays d'origine, il s'agit d'un jeu à anches libres dépourvu de résonateurs, donc sans tuyaux, à ne pas confondre avec les jeux dotés de tuyaux à anches libres que l'on trouve en facture romantique. Seul le Cavaillé-Coll de Luçon a conservé son Éoline ; hors d'usage, ce jeu a toutefois servi à réaliser la copie réinstallée à Bécon lors des travaux achevés en 2015 : on peut entendre ce Physharmonica, authentique et ample sonorité d'harmonium au cœur d'une palette d'orgue, dans le splendide album Liszt (Hortus 401) gravé en août de cette même année 2015 par le titulaire, Thomas Monnet (photo, 4). Parmi diverses caractéristiques techniques s'inspirant de la facture d'outre-Rhin, expressément demandées par le marquis de Lambertye et qui contribuent aussi au caractère sonore particulier de l'instrument, il convient d'évoquer la boîte expressive du Récit, laquelle « dispose de volets sur deux faces dont nous savons que "l'une s'ouvre lorsque l'autre se ferme". Ce détail est tout à fait extraordinaire puisqu'il implique que Cavaillé-Coll y a appliqué, pour la seule et unique fois dans toute sa production, le principe allemand du Fernwerk qui, en plus de produire des nuances, apporte un effet d'écho en diffusant le son par un chemin dérivé. »
Le Cavaillé-Coll de Saint-Maurice de Bécon © Mirou
L'Association Bécon Cavaillé-Coll propose chaque année une saison de concerts dominicaux. Intitulée Récits expressifs et lancée le 6 octobre par Véronique Le Guen et Anne Vataux (danse) : Les femmes de la Bible, « création chorégraphique et orgue », la saison 2019-2020 (5) s'est poursuivie le 24 novembre avec Thomas Monnet : Poèmes de vie – Jehan Alain, musicien poète (Charles-Edmond-Marie-Gabriel-Toussaint-Ernest de Lambertye, neveu du marquis qui avait hérité de Gerbéviller puis vendu et indirectement sauvé l'orgue, fut tué le 26 mai 1940, « mort pour la France en opérations » un mois à peine avant Jehan Alain). Ce concert de Bécon anticipait la sortie – le 14 décembre à l'occasion de son récital à l'orgue Denis Lacorre de Saint-Louis de Vincennes (6) – d'un CD de Thomas Monnet consacré à Jehan Alain (dont la Suite et les Trois Danses, Hortus 180), l'un des tout premiers enregistrés à l'orgue restauré, par l'atelier de Denis Lacorre, de Notre-Dame d'Auteuil.
Un orgue foncièrement romantique, un peu germanique et aussi dépourvu de mutations que le Cavaillé-Coll de Bécon peut sembler une gageure pour interpréter Jehan Alain de manière appropriée. À ceci près que l'instrument dispose de tout ce qui est essentiel à cette musique inclassable : la poésie et le mystère, une présence intense s'appuyant sur une grande diversité de timbres, tant jeux de fonds que d'anches (solistes et de tutti). L'unique plein-jeu progressif est d'une chatoyante éloquence, cependant que la Montre de 8' du clavier de grand-orgue « ouvre » la sonorité d'ensemble, très sensiblement élargie, dès qu'elle entre en action. Quant à l'efficacité et à la souplesse des boîtes expressives, elles permettent de créer des climats contrastés, du plus lointain au plus dynamiquement projeté (anches Récit notamment), qui indéniablement bénéficient à une musique en mouvement et renouvellement constants comme celle d'Alain.
Plénitude de l'harmonie et richesse harmonique proprement dite des jeux expliquent aussi que l'absence de mutations ne soit préjudiciable, comme on put d'emblée le vérifier : Variations sur un thème de Clément Janequin tendrement ciselées, timbres irréels du Jardin suspendu, dégradés de puissance en clair-obscur presque cinglant des Litanies, suivies des deux Préludes profanes (Wieder an, Und jetzt), grands moments de postromantisme par instants exacerbé, émotionnellement forts. Saisissantes de vivacité et de profondeur alternées, les Deux Danses à Agni Yavishta précédaient l'Aria, si somptueusement prenante sur le Cavaillé-Coll de Bécon, Thomas Monnet, habité d'une inépuisable énergie dramatique, refermant ce programme altier sur l'ultime chef-d'œuvre : les Trois Danses, d'une intensité, d'une gravité et d'une force enthousiasmantes sous ses doigts.
Les prochains concerts auront lieu les 24 avril et 17 mai 2020 : David Cassan (Oratoire du Louvre) improvisera sur La chute de la maison Usher, film de Jean Epstein (1928), puis l'altiste Karsten Dobers et, à l'orgue, Loïc Mallié (Trinité, Paris) proposeront Récit de voyage – Harold en Italie (Berlioz, Ravel, Mallié). On devrait franchir plus souvent les limites de Paris…
Michel Roubinet
Courbevoie, église Saint-Maurice de Bécon, 24 novembre 2019
www.thomasmonnet.com
(1) histoiresdenosfamilles.fr/cahiers_ba/cahier_2_chap8.html#note6
(2) cavaillecolldebecon.com/public/historique.php?langue=fr
(3) Cf. Carolyn Shuster-Fournier, Les orgues de salon d'Aristide Cavaillé-Coll, revue L'Orgue, collection Cahiers et Mémoires, n°57-58, 1997.
symetrie.com/fr/titres/l-orgue/issn_1261-6702_57
(4) www.thomasmonnet.com/public/agenda_fiche.php?id_agenda=141&langue=fra
(5) www.cavaillecolldebecon.com/public/concerts.php
(6) Programme du concert de Thomas Monnet, le 14 décembre 2019 à Saint-Louis de Vincennes, pour la sortie de son CD Jehan Alain
www.thomasmonnet.com/public/agenda_fiche.php?id_agenda=201&langue=fra
stlouisvincennes.fr/index.php/lorgue/
Photo © DR
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