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Georges Guillard interprète Elisabeth Jacquet de La Guerre à l’orgue du château de Fontainebleau – Une compositrice sous Louis XIV

Conditions sanitaires obligent, on redoutait une faible fréquentation lors des Journées européennes du Patrimoine. À Fontainebleau, le château semble toutefois avoir attiré en foule les visiteurs, et c'est sans surprise que la jauge drastiquement (excessivement ?) réduite du concert de Georges Guillard, à l'invitation de l'Association des Amis de l'Orgue de Fontainebleau le dimanche en fin d'après-midi, imposa de refuser du monde en la chapelle de la Trinité – une riche plaquette sur cet édifice somptueux est disponible en ligne, avec évocation de l'orgue (1).
Presque invisible depuis la nef et sonnant latéralement à travers les larges ouvertures de la tribune des musiciens, l'instrument de cette grande chapelle (le château en compte une autre, plus ancienne : la chapelle Saint-Saturnin, sur la Cour ovale, (2) – fut conçu en 1772 par François-Henri Clicquot et livré deux ans plus tard. Sa tuyauterie ayant été pillée lors de la Révolution de 1848, ses restes furent entreposés dans l'ancien jeu de paume du château, ce qui subsistait (mécanique, sommiers…) étant réinstallé dans son lieu d'origine en 1968, avec reconstruction complète de la tuyauterie par Alfred Kern sous l'impulsion et la direction musicale de Michel Chapuis. L'orgue ainsi restitué, rare à tous égards et peu enregistré, fut aussitôt présenté au public, Michel Chapuis et André Isoir jouant Grigny et Guilain (cf. Jacques Lonchampt, Le Monde, 3 juillet 1968, 3). Isoir devait y graver en 1975 pour Calliope (repris par La Dolce Volta, 2013) les deux Suites de Clérambault et trois extraits de la Messe du 8ton de Gaspard Corrette. Avant lui, en 1972, Xavier Darasse, pour Radio France avec Jacques Merlet comme producteur : grande époque de l'orgue sur France Musique, y avait enregistré Nicolas Lebègue, Guillaume-Gabriel Nivers et Mathieu Lanes, archives reprises en 1994 sur un CD INA Mémoire vive.
 

L'orgue de la chapelle de la Trinité © RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau) - Gérard Blot

En fait de patrimoine, c'est à une évocation du matrimoine que Georges Guillard entendait convier ses auditeurs, consacrant son programme à Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729) : cas de figure quasi unique à ce degré d'envergure d'une compositrice sous Louis XIV, lequel ne cachait pas son admiration pour ses talents de créatrice (clavecin, musique de chambre, cantates et même tragédie-lyrique) et d'exécutante au clavecin et à l'orgue. Fille de Claude Jacquet (4), organiste de Saint-Louis-en-l'Île à Paris, où Georges Guillard fut lui-même titulaire (ainsi qu'à Notre-Dame des Blancs-Manteaux, dont l'orgue Kern date de la même époque que celui de la chapelle de la Trinité : Jacques Lonchampt l'évoque dans le même article de 1968), un tel personnage ne pouvait que passionner, et de longue date, notre musicien. Si Élisabeth Jacquet de La Guerre était réputée comme organiste, son œuvre de clavier n'est à destination que du seul clavecin : c'est à ses deux Livres de 1687 et 1707 que les pages entendues à Fontainebleau étaient empruntées, superbement acclimatées aux couleurs de l'instrument à tuyaux. Georges Guillard en a d'ailleurs gravé un vaste et magnifique florilège à l'orgue Jean de Joyeuse (1694) de la cathédrale d'Auch ressuscité en 1992-1998 par Jean-François Muno, dans une prise de son superlative de Jean-François Pontefract (JPF 1302, 2012) – Cantates bibliques et pièces instrumentales avaient cependant précédé longtemps avant (Arion, 1986).
 

Georges Guillard © 2020 

Auch, Fontainebleau : le grand écart, tant en termes de nature et de projection des orgues que d'acoustique des lieux. D'un côté un grand orgue de cathédrale, de l'autre l'intimité d'un orgue de taille modeste : 15 jeux, dont un seul Plein-jeu, sur deux claviers + Cornet sur dessus de Récit, avec pédale en tirasse du Positif intérieur. C'est aussi à la faculté d'adaptation d'une œuvre que l'on reconnaît la grandeur d'un créateur. Si le CD d'Auch est, ni plus ni moins, l'un des plus beaux et des plus somptueusement dynamiques de la discographie de Georges Guillard, les pièces communes entendues en la chapelle de la Trinité s'y parèrent d'une douceur et d'une fraîcheur répondant à merveille aux possibilités du Clicquot-Kern, délicatement lumineux et d'une avenante rondeur : la plénitude avec des moyens comptés mais entiers, la précision de la mécanique permettant un raffinement sur le plan du toucher et de l'articulation au bénéfice des qualités de l'écriture – avec nombre de tournures harmoniques d'une savoureuse et parfois audacieuse inventivité. Au cœur du programme, une pièce de Pierre Jacquet, frère cadet d'Élisabeth et successeur de leur père à l'orgue de l'Île Saint-Louis : variations enjouées, aux virevoltantes diminutions, sur l'hymne de Pâques O filii et filiae.
 
Volontiers facétieux, Georges Guillard ne résista pas au plaisir de prêter deux années de vie supplémentaires à Beethoven, l'un des héros de cette année 2020, pour le faire disparaître cent ans exactement après sa musicienne de prédilection – et d'imaginer en bis une correspondance secrète entre les deux compositeurs : Lettre à Éliseabeth, nullement anecdotique ! Où l'on perçut à quel point un orgue de la seconde moitié du XVIIIsiècle peut se prêter avec faconde et aisance à la littérature pour clavier de la fin du même siècle et du tout début du suivant. Aussi étonnant que pleinement séduisant – délicieux jeux flûtés !
 
Michel Roubinet

Château de Fontainebleau, chapelle de la Trinité, dimanche 20 septembre 2020
 
Site Internet
Prochains concerts d'orgue en la chapelle de la Trinité du château de Fontainebleau
bellifontorgue.free.fr/Le%20Programme/programme.html
 
 
(1) Château de Fontainebleau, chapelle de la Trinité
www.amischateaufontainebleau.org/wp-content/uploads/2015/04/SAMCF_Chapelle_24p_FR.pdf
 
(2) www.chateaudefontainebleau.fr/les-grands-appartements-des-souverains/les-chapelles-royales/
 
(3www.lemonde.fr/archives/article/1968/07/03/renaissance-des-orgues-au-chateau-de-fontainebleau-et-a-notre-dame-des-blancs-manteaux_2500900_1819218.html
 
(4Petite chronique des organistes et des orgues de l’église Saint-Louis-en-l'Île, par Robert Ranquet
sites.google.com/site/orguesdesaintlouisenlile/l-instrument/petite-chronique
 
 
Photo © Mirou

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