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Les Archives du Siècle Romantique (45) – Mel Bonis (1858-1937) : Jugements sur une compositrice de la Belle Époque
Les temps sont particulièrement favorables à la redécouverte des compositrices – et l’on ne peut que s’en réjouir ! Reste que ce mouvement n’a pas commencé hier matin s’agissant de Mel Bonis. L’ouvrage collectif (sous la direction d’Etienne Jardin) qui paraît aujourd’hui ne manque d’ailleurs pas de le rappeler, qui salue le rôle pionnier du violoncelliste Eberhard Mayer ( initiateur de l'Ensemble Mel Bonis dans les années 1990) et de son épouse Ingrid, mais aussi celui de Christine Géliot, arrière-petite-fille de la compositrice, auteur d’un « Mel Bonis, femme et «compositeur» » dès 2000 (2) et présidente de l’Association Mel Bonis (3)
Destin romanesque que celui de Mel Bonis, partagée entre un amour de jeunesse – jamais éteint – pour un chanteur et poète (d’où naquit une enfant naturelle), un mariage « de raison » avec un riche industriel, un foi intense et un parcours créateur en des temps peu enclins à laisser librement s’épanouir la vocation musicale d’une femme.
Parvenues à leur 45e épisode, le Archives du Siècle Romantique de ce mois d’octobre permettent de découvrir trois articles consacrés à Mel Bonis parus entre juin 1908 et janvier 1910, trois documents aux contenus très différents, mais traitant tous de front une question qui semble alors hautement importante pour leurs auteurs : elle est une femme. Au-delà de la valeur des pièces auxquelles ils se référent – ici successivement le Quatuor avec piano no 1, Salomé pour piano et la Fantaisie pour piano –, on juge la musicienne d’après son genre. On comprendra cependant, notamment au travers de l’article de Charles Koechlin (qui donna des leçons d’orchestration à Mel Bonis quelques mois avant d’écrire ce texte) qu’au commentaire sur la valeur des femmes s’ajoute une réflexion sur leur posture sociale.
Revue moderne des arts et de la vie, 10 juin 1908.
La Musique au Salon de la Société Nationale des Beaux-arts […]
Mme Mel Bonis
Je vous avouerai que, lorsque je vois sur un programme le nom d’une femme je redouble d’attention ; ce n’est pas le moins du monde par galanterie, mais parce que, en général, la musique composée par une femme possède un charme particulier, tout fait de nuances délicates. Nous sommes tellement habitués, maintenant, à entendre les excentricités mélodiques et les oppositions violentes d’une orchestration tapageuse, qu’une phrase simple, sans modulations bizarres, avec un accompagnement sobre, nous repose délicieusement l’oreille. C’est le cas du quatuor de Mme Mel Bonis, que j’ai entendu à la Société Nationale. Si je ne me trompe, Mme Mel Bonis ne s’est pas prodiguée beaucoup. Elle a pourtant composé autre chose que ce quatuor, qui révèle une grande habitude de l’écriture musicale : il n’y a pas d’effort, cela coule, et pourtant certaines résolutions bien amenées dénotent une science que beaucoup d’hommes pourraient envier à Mme Mel Bonis.
Le genre du quatuor est sévère : le musicien n’y a pas la ressource de sauver certaines pauvretés mélodiques ou harmoniques par les richesses d’une orchestration étincelante. Il faut féliciter les musiciens qui l’abordent, parce que cela dénote chez eux une grande sincérité, qualité artistique très rare. Je l’ai rencontrée dans le quatuor de Mme Mel Bonis : il n’y a pas de mauvais goût, de faux brillant, qui fait penser à la musique de brasserie. J’y ai trouvé de la vigueur, en même temps que de la finesse. Si j’essaie de vous donner, par une comparaison, une idée du talent de Mme Mel Bonis, je vous dirai que son inspiration m’a fait songer à celle de César Franck, avec quelque chose de plus tendre, de plus intime que la musique de ce maître. En résumé, ce quatuor m’a vivement plu. Je ne cacherai pas à ceux de nos lecteurs dont la musique de chambre charme les loisirs qu’il m’a paru assez difficile ; mais peut-être n’est-ce qu’un effet de l’audition, car les parties sont bien écrites pour les instruments ; il y a d’heureux effets de timbre et, en somme, il est toujours agréable de lutter contre la difficulté, quand ce travail doit être récompensé par un grand plaisir esthétique : c’est le cas avec cette bonne musique. […]
Clément Morro
*
La Française, 7 août 1909
Mme Mel Bonis a exécuté elle-même quelques pièces de piano. En écoutant “Salomé”, sorte de fantaisie à l’orientale, nous songions à une “Danse” pour piano de Mme Cécile Simon, qui nous a frappés par le même trait, d’être moins dansée que pensée.
Le parallèle pourrait se poursuivre jusque dans l’analogie des deux destinées, dominées l’une et l’autre par les obligations qu’engendrent et les nombreuses familles et une haute situation sociale.
Mme Mel Bonis est de celles qui pourraient éprouver le sentiment mélancolique d’avoir sacrifié une vocation, d’avoir interrompu pour le bonheur des siens, la marche en avant d’une carrière artistique. La notoriété lui est bien venue quand même… et les plus à plaindre parmi nous, j’en ai bien la conviction ce sont celles qui, dupes de leur rêve orgueilleux, ont renoncé aux joies et aux charges normales de la vie, pour la culture du moi, l’égoïsme du célibat.
M. G. L.
La Chronique des arts et de la curiosité, 12 février 1910.
CHRONIQUE MUSICALE
Concerts Colonne (dirigés par M. Gabriel Pierné) : Fantaisie pour piano et orchestre, de Mme Mel-Bonis ; […].
J’avoue bien souvent n’aimer guère le piano comme soliste dans l’orchestre. Et les concertos destinés à faire triompher le virtuose aux dépens de la beauté et de l’équilibre musicaux me semblent aussi ennuyeux qu’immoraux. La Fantaisie de Mme Mel-Bonis n’est point de cette sorte, heureusement. On la rapprocherait plutôt des Variations symphoniques de César Franck, ou de la Ballade de M. G. Fauré. Modèles inégalables, d’ailleurs ; mais ajoutons, pour être juste, qu’il n’y a rien de plus difficile à concevoir, à écrire et à orchestrer qu’un morceau de ce genre. Et si des maîtres tels que Franck, M. Fauré, M. d’Indy, M. Saint-Saëns, en ont vaincu les périls, on ne peut le dire absolument de Mme Mel-Bonis. Pourtant son œuvre, très distinguée, très musicale, est pleine de jolis détails, et par moments on y trouve une réelle sensibilité. Mais on y voudrait (car cela est nécessaire à toute œuvre d’orchestre) plus de netteté de conception, des vues d’ensemble plus larges, davantage de suite dans les idées et surtout dans les rythmes. À de rares exceptions près, j’en dirai autant, d’ailleurs, de toute la musique composée par des femmes. À cela il y a évidemment des raisons générales : nature de l’esprit, mobilité de la volonté, habitude de remarquer le détail avant l’ensemble, et peut-être aussi (surtout à Paris) impossibilité d’un travail régulièrement pensé et suivi. Mais peut-être que l’évolution féministe changera tout cela, et je souhaite infiniment que l’avenir me donne tort. […]
Charles Kœchlin
(1) « Mel Bonis (1858-1937) )- Parcours d’un compositrice de la Belle Époque », sous la direction d’Étienne Jardin / Actes Sud / Palazzetto Bru Zane (473 pages, 48 €)
(2) Ed. L’Harmattan (2000, réed. 2009)
(3) www.mel-bonis.com/associationmb.htm
Photo © Mel Bonis au début du XXe siècle
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