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Une interview de Bruno Coulais, compositeur – « J’adore la sensation de l’éphémère, sa fragilité, le souvenir fugace que laissent des images disparues, des notes envolées »
C’est un homme affable aux airs tranquilles qui n’aime rien tant que les aventures : et la sienne est liée depuis toujours à la musique. Il a escaladé à peu près toutes les faces de cette montagne, et atteint quelques sommets : de la musique contemporaine pure et dure (pas trop) de ses débuts, il a conquis la sphère cinématographique dès 1996 avec l’insolite partition de Microcosmos, renforcé son image avec l’Enfance d’un chef, et atteint le star système avec l’énorme succès des Choristes : trois César et une multitude de films – le dernier La Daronne, avec Huppert – dont le charme doit beaucoup à sa musique fine, mélodieuse ou ludique, mais parfois aussi malicieusement insidieuse, sans jamais tomber dans la provocation. Entre temps, une activité incessante, avec des opéras ou oratorios pour enfants, des concertos, notamment pour Laurent Korcia, des pièces symphoniques, de la musique de chambre. Et là, une découverte, cette autre arène dont le contact le passionne : celle du ballet, puisque sa musique épouse le Toulouse-Lautrec, nouvelle fresque chorégraphique conçue par Kader Belarbi pour son Ballet du Capitole, dont la création, prévue pour début novembre, est reportée à une date ultérieure. Il évoque le plaisir qu’il y a pris.
Comment s’est amorcée cette incursion dans un monde nouveau pour vous ?
Bruno COULAIS : C’est effectivement la toute première fois que je suis intégré à l’univers chorégraphique de cette façon. J’avais déjà collaboré avec d’autres chorégraphes mais avec des musiques déjà écrites, qui s’inscrivaient dans des projets multiples. Ici, ce fut une demande expresse de Kader Belarbi, qui avait apparemment pensé à moi dès qu’il eut l’idée de ce ballet. Nous nous étions rencontrés chez une amie chanteuse, car je connais peu le milieu de la danse, même s’il m’attire, et notamment les ballets portés par la musique de Stravinski. L’idée m’a enthousiasmé, car j’adore découvrir de nouveaux horizons artistiques, de nouvelles façons de me servir de mon instrument, qui est la composition.
Comment s’est passée votre collaboration pendant la gestation du ballet ?
B.C. : Idéalement, car j’aime et j’admire Kader Belarbi, qui est d’une impressionnante ténacité dans ses choix, tout en restant attentif aux autres. C’est une personnalité d’une richesse humaine et artistique rare. Et notre collaboration s’est déroulée de façon passionnante car le thème l’est, et qu’en plus, la façon dont Kader a conçu sa pièce n’est pas une narration où il faudrait redonder sur tel ou tel événement de la vie du peintre, mais des séquences qui s’emboîtent de façon mouvante, avec les contrastes d’une vie intérieure plus que d’un récit. Il a donc fallu que je m’adapte et me réadapte, entre ambiance d’une époque et figures récurrentes, drames intimes, scène par scène, avec de fréquents changements structurels…
Comment se présente votre partition ?
B.C. : En fait, il n’y a que deux instruments, un piano, tenu par Raúl Rodriguez Bey, et un accordéon entre les mains de Sergio Tomassi, car c’est un instrument fabuleux, auquel on peut tout demander. Bien sûr, il y a des séquences où reviennent en bouffées, les cancans et autres figures célèbres de ces cabarets de l’époque, quelques leitmotivs évoquant des personnages, et notamment la mère de Toulouse-Lautrec, silhouette qui hante le ballet, en figure tutélaire et protectrice, un peu trop sans doute. Et puis des éléments que j’ai enregistrés au préalable. Mais la musique n’est pas là pour souligner les choses : la danse le fait bien suffisamment. Elle doit juste suggérer, aider à passer à travers le miroir.
Êtes-vous sensible au thème choisi par Kader Belarbi ?
B.C. : Oui, j’adore Toulouse-Lautrec, son mystère, car sa peinture semble toujours un peu sur un fil. Et ses couleurs me fascinent car je relie beaucoup les tonalités à la peinture. C’est un univers torturé, violent dans ce qu’il suggère sans trop le montrer car son œuvre n’est pas morbide, bien que douloureuse. Cri de souffrance, elle est aussi pleine d’amour de la vie, jubilatoire et presque rythmique. C’est quelque chose qu’en tant que musicien, je ressens très fort.
Le contact avec les danseurs est il très différent d’avec les acteurs, que vous fréquentez continument ?
B.C. : C’est la même chose : leurs corps, leurs personnalités sont ou non musicales, ainsi pour le rôle de Toulouse Lautrec, le jeune Ramiro Gómez Sánchez, qui en est complètement habité. Au cinéma, j’ai perçu la même chose avec certaines actrices, notamment Isabelle Huppert, ou Léa Seydoux, qui appellent littéralement la musique. Evidemment pour le travail de composition, c’est un peu différent, même si j’adore écrire pour le cinéma. Là il faut de l’élasticité, une intégration sans doute plus vivante et plus subtile parce que réactive sur le vif, aussi bien pour répondre aux visions du chorégraphe qu’aux interprétations toujours changeantes des interprètes, danseurs et musiciens. Alors que pour les films, je travaille sur des éléments qui me sont fournis une fois pour toutes, et qui vont être mis en boîte. Tout est figé. L’aventure est finie. Or, j’adore la sensation de l’éphémère, sa fragilité, le souvenir fugace que laissent des images disparues, des notes envolées. Traces dans notre mémoire et non pas paquets d’émotions à disposition. Chercheur en sons, je ne me lasse pas d’expérimenter.
Dans votre univers de musicien classique autant que cinématographique, gardez vous des références d’interprétation ?
B.C. : J’avoue que je suis fidèle à quelques mythes du passé, des chefs comme Ernest Bour, Bruno Maderna, Bruno Walter ou Hermann Scherchen, maîtres qui vivaient leur métier comme une véritable mission. Aujourd’hui, malheureusement, je suis souvent choqué par la brutalité avec laquelle les choses sont traitées, la rapidité, les tranches de musique que proposent les chaînes au lieu de laisser les œuvres se déployer dans leur intégralité et prendre le temps de dire ce qu’elles ont à dire. Une démarche musicale en accord avec l’esprit du temps, et qui remplace souvent le rythme par l’hystérie.
Comment vous situez vous dans l’univers musical ?
B.C. : Dans une parfaite quiétude, car je suis heureux de ce que j’ai fait et de ce que cela a pu apporter aux autres. Je continue d’écrire abondamment pour le cinéma et je travaille avec le réalisateur américain Henri Serick sur un film d’animation, forme dont je raffole. Je hais les chapelles, je veux juste aller vers de nouvelles explorations. J’adore la voix, j’écris beaucoup pour les chœurs d’enfants, que j’aime particulièrement, et je tente de garder une ouverture sur le monde, comme savent le faire des compositeurs que j’admire, tels Howard Shore ou Alberto Iglesias, qui a souvent collaboré avec Almodovar. Contrairement à de grands compositeurs de musique de films, qui ont conçu quelque amertume à ne pas être davantage donnés en concert avec leur musique savante, comme Ennio Morricone, alors que sa superbe musique de film est ce qu’il a fait de mieux, je n’ai aucune amertume à être un peu catalogué. Je vais mon chemin librement, avec un peu plus de discipline qu’autrefois ! Mais sans ego, car cela détruit une vie.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 23 octobre 2020
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