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Jan Willem Jansen à l'orgue Kern de Saint-Séverin – Bach en dialogue avec le Grand Siècle français — Compte-rendu
En 2013, deux ans après l'exemplaire relevage de l'orgue Alfred Kern : déjà une décennie (1), l'Association Plein Jeu à Saint-Séverin lançait en l'église du Quartier latin une double saison d'orgue : concerts du soir et « auditions du samedi » à 17 heures, assurées par des étudiants « des meilleures classes d’orgue, en cycle concertiste ou perfectionnement » (CRR de Paris, CNSM de Paris et de Lyon…). Après une longue suspension due à la pandémie, l'Association a repris ses activités à l'automne 2021. Initialement prévu le 6 novembre, le concert d'ouverture a toutefois dû être reporté : l'Hommage à Michael Lonsdale de Véronique Le Guen, l'une des trois titulaires de Saint-Séverin, est d'ores et déjà reprogrammé le 9 avril 2022. C'est donc Jan Willem Jansen (photo, 2), cofondateur du Festival Toulouse les Orgues et titulaire de l'orgue Ahrend de l'église-musée des Augustins de la Ville rose, qui a ouvert la saison 2021-2022. Un concert espéré de longue date : si Jan Willem Jansen se fait plus que rare à Paris, l'attente fut indéniablement récompensée.
La conception de son programme, pensé de manière sensible pour le Kern, était une merveille. Le grand facteur alsacien avait voulu, avec Michel Chapuis, créer à Saint-Séverin un trait d'union entre factures classique française et baroque allemande, sorte d'hybride non directement inspiré de prototypes historiques existants et offrant dès lors une personnalité singulière permettant d'aborder quantité de répertoires, y compris en dehors de ses époques de prédilection. Le programme de Jan Willem Jansen porte témoignage de la réussite incontestable d'Alfred Kern dans sa vision d'un orgue réellement polyvalent. Jusqu'à rendre hommage, en ouverture de concert, à la strate la plus ancienne de l'orgue de Saint-Séverin, qui conserve des tuyaux du XVIe siècle : on crut entendre un orgue Renaissance dans les cinq Fantaisies sur « Une jeune fillette » d'Eustache du Caurroy, les consorts d'instruments suggérés par Jansen – un monde sonore à part entière – plongeant l'auditeur dans une palette de timbres digne des Danses de Terpsichore de Michael Praetorius.
Bach fut ensuite à l'honneur, précédé de son beau-père Johann Michael Bach (1648-1694) : le Bach de Gehren, père de Maria Barbara, cousine et première épouse de Johann Sebastian : choral Von Gott will ich nicht lassen, que l'on entendit aussitôt après traité par JSB lui-même (BWV 658, des Chorals de Leipzig), en guise d'introduction au dialogue Bach-Grigny qui s'ensuivait : on sait que le jeune Bach, fort connaisseur en matière de musique française, recopia de sa souple et inimitable écriture le Livre d'Orgue du maître rémois. Jan Willem Jansen choisit de faire entendre les cinq pièces du Kyrie introduisant la Messe de Nicolas Grigny (Kyrie, Fugue à 5, Cromorne en taille, Trio en dialogue, Dialogue sur les grands jeux) en alternance avec quatre des chorals, pedaliter ou manualiter, sur le Kyrie/Christe qui ouvrent la Clavier-Übung III. L'harmonieuse convergence et la quasi-complémentarité des deux esthétiques, dont l'individualité n'en fut pas moins hautement proclamée, sans hiatus, s'imposa de manière radieuse. Non sans l'aide de Jansen démiurge, qui pour faciliter l'enchaînement des tonalités transposa habilement les pages de Bach, cependant que son Grigny – il connaît de longue date cet univers français – n'en sonnait pas moins comme venant délicieusement d'ailleurs : la manière d'orner, de phraser, de respirer.
Orgue français toujours avec… deux autres chorals de Bach : Fughetta super Wir glauben all an einen Gott BWV 681, impérieuse page manualiter sur rythme pointé à la française avec fusées, puis Herr Jesu Christ, dich zu uns wend BWV 709, suivis de la Fantasia pro Organo a 5 voc. cum pedale obligato BWV 562, rehaussée elle aussi de rythmes pointés, et de la Fugue a 5 qui lui est associée, suspendue à la mesure 27… et magistralement achevée par Bernard Winsemius – organiste néerlandais (1945), professeur aux Conservatoires de Rotterdam et d'Utrecht et, jusqu'en 2012, carillonneur attitré des villes de Haarlem et d'Amsterdam, titulaire depuis 1981 (avec Gustav Leonhardt) de la Nieuwe Kerk d'Amsterdam. Soit autant d'occasions, en cette ultime partie de concert, de faire sonner le grand chœur d'anches de Saint-Séverin. Quoi que l'on puisse penser de l'idée d'achever une œuvre interrompue (ou non entièrement conservée), bien que, ici même, fermement construite et menée dans sa partie préservée, nul doute que cela permet de faire entendre une page qui, à l'état de torso, resterait éloignée des programmes de concert. Qu'il s'agisse de Bach ou de faire sonner l'orgue français, le talent de Jan Willem Jansen pour faire vivre la musique, en transmettre l'élévation et la grandeur, l'éloquence et l'émotion, s'avéra d'une force et d'une poésie magnifiques, faisant vibrer un public émerveillé.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Séverin, 20 novembre 2021. Prochain rendez-vous de Plein Jeu à Saint-Séverin : Concert de Noël par Christophe Mantoux (également l'un des trois titulaires de Saint-Séverin), le samedi 11 décembre à 20 heures.
(1) www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-releve-de-saint-severin-dalfred-kern-quentin-blumenroeder-compte
(2) toulouse-les-orgues.org/artiste/jansen/
Photo © Association Grandes Orgues de Chartres
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