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Les Variations Goldberg par Fazil Say aux Concerts du dimanche matin/ Théâtre des Champs-Elysées – Les clefs du royaume – Compte-rendu
Peu d’œuvres du Bach pur instrumentiste sont autant admirées que les Variations Goldberg, peu sont à la fois aussi lumineuses et impénétrables, au point qu’on prononce leur nom avec une sorte de respect sacré, en baissant la voix : « Je vais écouter Les Goldberg ». Peu ouvrent d’horizons aussi variés, de prétextes à interprétations multiples, parfois un peu lassantes, parfois d’un raffinement d’orfèvre amoureux de ciselures à l’infini, comme vient de le faire entendre Jean Rondeau, dans son dernier enregistrement. (1)
Quelques-unes, les grandes, sont fascinantes et laissent à la fois transportés par la pensée de Bach, quand les doigts, et surtout l’instinct musical de l’interprète parviennent à la transmettre. C’est le cas de Fazil Say, venu sur son seul clavier remédier aux possibilités flamboyantes qu’offre le clavecin, pour lequel l’œuvre est spécifiquement écrite, ce qui est rare chez Bach. « Calcul inconscient de l’âme », écrit Gilles Cantagrel dans son ouvrage de passeur, l’incontournable Le Moulin et la rivière (2), et il est vrai que telles que les transmet Fazil Say, avec sa pureté de musicien qui jamais ne s’écoute mais écoute intensément, les Variations Goldberg deviennent une ascension vers un univers qui n’existe que par lui-même, ne se nourrit d’aucun état d’âme trop perceptible, mais progresse par la force de son incessant renouvellement. Comme une énergie vitale qui revient sur elle-même et y retrouve sa source.
© Marco Borggreve
Doigts fabuleux que ceux du pianiste, on le sait, notamment dans les variations ou les mains s’emboîtent l’une sur l’autre d’invraisemblable façon. D’emblée, avec le thème, la classe, la sobriété, la force aussi dessinent l’enjeu. Puis, pendant que s’enchaînent les quinze premières variations, une sorte d’académisme puissant s’impose, qui secrète une admiration attentive. Ensuite retentit l’Ouverture à la française, bizarre charnière jouée par Say avec moins d’ostentation qu’à l’accoutumée, et dès lors, la pensée se libère : les notes, pourtant régies par une implacable mécanique interne, deviennent folles, la musique s’autocrée, l’émotion dépasse toute forme de sentiments, comme dans les derniers quatuors de Beethoven, et on se trouve arraché à tout préalable, voguant dans l’inconnu. Et quel bonheur que de suivre les gestes de l’interprète, ouvrant les bras, lançant les mains pour suivre les sons qui sont en train de voguer vers l’horizon de nos mémoires musicales, sans manières ni séduction, juste comme émerveillé de ce que Bach lui a permis.
Mais le vaisseau spatial a des commandes, et il faut bien finir. Lorsque le pianiste referme la boucle sur l’Aria da capo, le thème initial reste le même, l’air inoffensif d’un écho, mais se retrouve riche de tout ce qu’il a porté, de toutes ses résonnances et de ses invraisemblables assemblages. Peu comme Fazil Say, savent emmener aussi loin, et avec une telle modestie.
Jacqueline Thuilleux
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 30 janvier 2022.
(1) 2 CD Erato / Warner Classics
(2) Le Moulin et la rivière, de Gilles Cantagrel, éditions Fayard, 1998
Photo © Marco Borggreve
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