Journal
Les Archives du Siècle Romantique (59) – Quand André Messager prêtait main forte à Camille Saint-Saëns pour l’orchestration de Phryné (Trois lettres de Messager à Camille Saint-Saëns - 1893)
Décidement, la collection Opéra Français du Palazzetto Bru Zane gâte Camille Saint-Saëns ! Après Les Barbares, Proserpine et, plus récemment, Le Timbre d’argent et La Princesse jaune, au tour de Phryné d’y prendre place et d’éclairer un aspect méconnu de la production du maître français. Méconnu de nos jours car, en son temps, l’ouvrage, créé à l’Opéra-Comique le 24 mai 1893 avec Sibyl Sanderson – l’Esclarmonde de Masssenet en 1889 – dans le rôle-titre, remporta un succès considérable, en France et, bien vite, à l’étranger.
Saint-Saëns tenait Phryné pour l’une de ses meilleures partitions et, afin d’en faciliter la diffusion au-delà de nos frontières, chargea son collègue André Messager d’en transformer les dialogues en récitatifs. De cette tâche, l’auteur des Deux Pigeons s’acquitta avec beaucoup d’art en 1896 et c’est dans cette version, totalement inédite au disque, que nous parvient l’enregistrement mené avec esprit et vigueur par Hervé Niquet à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie – remarquablement engagé dans cette réjouissante entreprise !
La réussite ne surprend guère : on avait pu juger en direct des affinités du chef avec cette musique lors d’une version de concert à Rouen début juillet 2021.(1) Réalisé quelques semaines auparavant, l’enregistrement qui vient de paraître était impatiemment guetté. Avec Florie Valiquette (Phryné), Cyrille Dubois (Nicias), Thomas Dolié (Dicéphile), Anaïs Constant (Lampito), François Rougier (Cynalopex), Patrick Bolleire (Agoragine / Un Héraut) et – élément précieux ô combien ici ! – le Chœur du Concert Spirituel, Phryné s’offre dans des conditions idéales à la curiosité des mélomanes, dans un français parfait, et sous une direction d’une fraîcheur et d’un naturel proprement irrésistibles.
Musica / sept. 1908 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Et donc aussi avec les récitatifs de Messager. Reste que l’intervention de ce dernier sur Phryné ne s’est pas cantonnée à cet aspect ... Dès 1893 en effet, il était présent – et avec quel enthousiasme ! – au côté de Saint-Saëns pour l’assister dans l’orchestration de l’ouvrage. C’est ce que le numéro de septembre 1908 de la revue Musica (consacré à André Messager) révéla à ses lecteurs en citant dans une note de bas de page un extrait d’une lettre de Saint-Saëns à Georges Pioch, rédacteur en chef de Musica : « Si vous voulez de l’inédit sur Messager, mon cher ami, apprenez qu’il a collaboré à Phryné. Ce petit ouvrage a été écrit très rapidement ; le temps pressait ; et Messager m’a rendu l’inappréciable service de mettre sa plume élégante à ma disposition, et d’écrire l’orchestration du premier acte pendant que j’écrivais celle du second... »
A l’occasion de la sortie de l’enregistrement de Phryné et de la reprise de l'ouvrage à l'Opéra-Comique le 11 juin dans le cadre du 9e Festival Bru Zane Paris (a), les Archives du Siècle Romantique présentent de larges extraits de trois lettres de Messager – envoyées à Alger où Saint-Saëns séjournait et écrites en février et mars 1893. Elles montrent qu’en plus des travaux d’orchestration, l’artiste veillait à ce que l’œuvre fût montée dans de bonnes conditions.
Alain Cochard
(a) www.opera-comique.com/fr/spectacles/phryne
À lire en intégralité dans le livre Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Lyon : Symétrie/Palazzetto Bru Zane, 2009 ; les documents originaux peuvent également être lus en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b531998548
Monte-Carlo, Grand-Hôtel
Lundi 14 février 93
Mon cher Maître,
M. Augé de Lassus (2) m’a envoyé le ravissant premier acte de Phryné et je me suis mis tout de suite à la besogne. Ma tâche est bien facile avec toutes les indications que vous me donnez et j’espère que vous ne serez pas mécontent de ma traduction.
M. Augé m’écrit et me supplie de revenir de suite à Paris, mais je dois vous dire que je suis venu ici tout à fait malade et surmené des répétitions [de Madame Chrysanthème] et surtout des relations quotidiennes avec Détroyat [directeur du Théâtre-Lyrique de la Renaissance] pendant trois mois, et je voudrais bien ne pas rentrer à Paris avant d’avoir repris un peu de forces. D’autant plus que je ne crois pas ma présence indispensable pour le moment. Détroyat dit qu’il est pressé d’avoir votre musique, je le comprends, mais puisqu’il a la partition piano et chant il peut faire commencer les études. Il est vrai de dire que son théâtre est si bien organisé qu’il ne sait même pas ce que c’est qu’un bureau de copie ! […]
Mon Dieu, que votre premier acte est délicieux !
L’entrée de Phryné, la romance de Nicias, leurs scènes à tous deux, le finale, quel régal que tout ça ?
Je vous embrasse affectueusement.
A. Messager
*
Camille Saint-Saëns © Palazzetto Bru Zane
Turin, lundi 25 février 93
Mon cher ami (puisque vous ne voulez pas du maître)
[Léonce Détroyat a été remplacé à la tête du Théâtre-Lyrique par Louis Paravey.]
J’ai été forcé de partir pour Turin où on monte La Basoche pour la première fois en Italie, avec adjonction de récits remplaçant le dialogue parlé (!!) et je ne serai de retour à Paris que jeudi ou vendredi. J’ai cependant pu, à mon passage, voir Durand et d’un commun accord nous avons décidé de rester coi, tant qu’il n’y aura pas de nouvelles et sérieuses bases de direction, artistiquement et pécuniairement parlant. J’ai vu aussi Paravey, il est tout feu, tout flamme naturellement, mais n’a encore aucun programme. Enfin, je vous tiendrai au courant, au fur et à mesure, et je vous promets de ne lâcher Phryné que dans de bonnes conditions de distribution et d’exécution. […]
Je vous embrasse cordialement,
A. Messager
*
Mercredi 15 mars [93]
Nos lettres se sont croisées, mon cher ami, et la vôtre est venue me confirmer ce que Durand l’avait dit au sujet de l’Opéra-Comique. C’est parfait ; mais je crois que vous n’avez pas à vous préoccuper encore de votre retour. Phryné ne peut pas entrer en répétitions avant les fêtes de Pâques qui vont arriver d’ici une quinzaine et je vous engage à ne pas vous déranger avant que l’ouvrage soit prêt à descendre en scène. Vous savez que vous disposez de moi absolument pour toutes les études préliminaires (si vous voulez bien me confier ce travail) ; je n’ai pas d’hésitation sur la question des mouvements, puisque vous avez tout indiqué au métronome et vous n’aurez plus, à votre retour, qu’à rectifier ce qui ne vous conviendrait pas. Comme je vous l’ai écrit, le premier acte est terminé comme orchestre, vous pouvez donc m’envoyer tout ce que vous voudrez du second, si votre temps est pris autrement.
Que je vous plains d’être obligé de travailler vos doigts !! Je ne sais plus ce que c’est ; je suis arrivé tout doucement à jouer du piano comme un cochon, mais ça me suffit ! je me complais dans ma paresse. […]
Aujourd’hui Durand m’a montré des fragments du deuxième acte et entre autres choses le début du duo entre Nicias et Phryné. Il y a là deux pages chantées par Nicias et accompagnées par une seule partie qui les plongent, son fils et lui, dans une sainte épouvante. Je leur ai dit qu’il fallait voir cela à la scène et que j’étais convaincu que vous le modifieriez, si cela faisait mal. Je crois que je ne me suis pas trop avancé !
À bientôt, mon cher ami, je vous embrasse affectueusement. Ma femme vous envoie ses meilleurs souvenirs.
A. Messager
© Collect. part.
(1) www.concertclassic.com/article/phryne-de-saint-saens-en-version-de-concert-lopera-de-rouen-un-petit-chef-doeuvre-pince-sans
(2) Littérateur et auteur dramatique, Lucien Augé de Lassus (1846-1914) est l’auteur du livret de Psyché. On lui doit aussi des ouvrages sur Boieldieu, Saint-Saëns (1914) et une étude intitulée « La Trompette ; un demi-siècle de musique de chambre ».
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