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​Les Archives du Siècle Romantique (61) – La création de Hulda de César Franck à Monte-Carlo en 1894 vue par Alfred Bruneau

 
 
Encore un peu de patience ; l’un des temps forts de l'année César Franck approche et l'on pourra d'ici peu se plonger dans les beautés d’Hulda, ultime opéra achevé (1) de l’auteur de la Symphonie en ré mineur. La production d’un des plus célèbres noms de l’histoire de la musique du XIXe siècle – le constat vaut pour bien d’autres auteurs – comporte nombre de facettes totalement méconnues. Le Palazzetto Bru Zane est heureusement au rendez-vous du bicentenaire pour les mettre en lumière, comme c’est le cas avec l’intégrale récemment parue des mélodies et duos du compositeur liégeois, admirablement défendue par Tassis Christoyannis, Véronique Gens et Jeff Cohen. (2)  
Avec Hulda la découverte situe du côté opératique, domaine auquel on associe sans doute le moins le « Pater seraphicus ». Et pourtant ... De très belles surprises attendent l’auditeur curieux avec une partition, inspirée de Bjørnstjerne Bjørnson, qui le transporte au pays des Vikings. Le compositeur y manifeste un saisissant art la grande fresque dramatique à partir d’un argument dont le relief et la violence effrayèrent à l’époque la direction de l’Opéra de Paris qui renonça à le monter.
 
« Franck accumule des sensations d’horreur comme dans les grands tableaux d’histoire contemporains, il veut faire frissonner le bourgeois, souligne Alexandre Dratwicki, directeur artistique du PBZ. Hulda, c’est un peu le film d’horreur de l’époque ! Dès la première scène, le rôle-titre et sa mère sont enlevés par les Vikings, la mère est tuée après seulement quinze minutes, cette situation correspond normalement à celle d’une fin d’opéra. Hulda est une œuvre sensationnelle qui dément l’idée que l’on s’ennuie à l’opéra et que le genre est trop bourgeois et passéiste. Hulda, c’est aussi un premier rôle extraordinaire. Je pense que si Maria Callas avait lu la partition, elle aurait adoré la chanter. »  
 

Jennifer Holloway © Arielle Doneson
 
En quatre actes et un épilogue, Hulda connut une création posthume à Monte-Carlo en mars 1894, dans une mouture abrégée en trois actes. Grâce à l’initiative du PBZ, l’ouvrage renaît dans son intégralité à l’occasion d’une version de concert que l’on pourra découvrir d’abord en Belgique (à Liège le 15 mai, à Namur le 17 mai), puis lors de la soirée inaugurale du 9Festival Bru Zane Paris, le 1er juin au Théâtre des Champs-Elysées. Avec Jennifer Holloway dans le rôle-titre, entourée de Véronique Gens, Judith van Wanroij, Marie Karall, Marie Gautrot, Ludivine Gombert, Edgaras Montvidas, Matthieu Lécroart, Artavazd Sargsyan, François Rougier, Sébastien Droy, Guilhelm Worms, Matthieu Toulouse et le Chœur de chambre de Namur, le Palazzetto a fait en sorte que l’enregistrement qui sera réalisé en parallèle pour sa collection « Opéra Français » s’avère irréprochable sur le plan de la diction. Quant au souffle orchestral, on fait toute confiance à la tonique baguette de Gergely Madaras pour le déployer à la tête de son bel Orchestre Philharmonique Royal de Liège.
 
Pour patienter jusqu’à la date que vous aurez choisie pour découvrir Hulda – ou pour vous mettre l’eau à la bouche en attendant la sortie de l’enregistrement – les Archives du Siècle romantique présente le compte-rendu que le compositeur Alfred Bruneau, visiblement impressionné par la force tragique de la partition de Franck (qui avait été l'un de ses professeurs au Conservatoire de Paris), rédigea en mars 1894 pour le journal Gil Blas, dans la foulée de sa création monégasque.
 
Alain Cochard

 
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Alfred Bruneau © PBZ / fonds Leduc
 

 
Gil Blas, 6 mars 1894 [Hulda de C. Franck]
HULDA
LÉGENDE SCANDINAVE D’APRÈS BJŒRNSTJERNE BJŒRNSON, POÈME DE M. CHARLES GRANDMOUGIN, MUSIQUE DE CÉSAR FRANCK, REPRÉSENTÉE AU THÉÂTRE DE MONTE-CARLO LE 4 MARS 1894.
(Par télégramme de notre collaborateur Alfred Bruneau.)
 
Au début, deux accords longuement et lugubrement mineurs, frappés par tout l’orchestre, annoncent la sombre tragédie. Comme un glas funèbre, en trois tons différents, ces accords tomberont dans la symphonie préliminaire, sonnant l’appel de la Fatalité, tandis que, par le magique pouvoir des harmonies, un paysage de froide Norwège, où siffle l’aigre vent du nord, où s’abattent les lourdes tempêtes de neige, se dessine en des contours de sonorité vague.
 
C’est le soir. Hulda et sa mère attendent Hustawick, qui, avec ses fils, chasse sur la montagne. L’épouse et la fille, pleines de la tristesse qui descend du ciel, sont inquiètes. Il est une famille, rivale de la leur, dont la haine est terrible, et, lorsque la vengeance des Aslaks s’exercera, rien n’en pourra détourner le cours. Et voilà que, dans un superbe récit, le caractère indomptable et quasi diabolique de Hulda commence à s’indiquer. Alors que les paroles restent quelconques et trop peu explicatives, la musique s’élargit, s’élève, préparant le drame. Mais la mère veut prier, et de son cœur simple s’élève une mélodie vraiment sublime de grandeur et de beauté, qui, passant par la bouche de la fille et se développant sur des chromatiques de l’orchestre, inséparables des événements futurs, prend bientôt une allure de sauvage invocation à quelque dieu maudit, dispensateur de deuils et de haines.
 
En une délicieuse modulation instrumentale, un appel a glissé sur la mer. C’est le chant, frais et léger, des matelots, qui, par l’alternance du mineur et du majeur, apporte une mélancolie en même temps qu’une joie et un espoir.
 
Maintenant, de stridentes sonneries de trompettes vibrent au loin, et le cri féroce des Aslaks, meurtriers d’Hustawick et de ses fils, retentit en une formidable clameur de victoire. Tandis que les cuivres de l’orchestre crachent des harmonies de sang et de carnage, les ténors et les basses hurlent, au-dessus des lignes, le bonheur suprême des tueries héroïques, et, quand Gudleik ordonne à Hulda de le suivre en son palais, celle-ci, prenant la nature à témoin et invoquant encore les esprits malfaisants, du fond de son cœur fatal à tous les hommes, sur le chromatisme symbolique des instruments profère l’inflexible anathème qui appellera sur la race des Aslaks la ruine et la mort.
 
Au jour du mariage de Hulda et de Gudleik, par la beauté terrible de la vierge ennemie est établie la désorganisation de la famille. Sur le fond gracieux d’une chanson de jeunes filles, cousant de blanches fourrures d’hermines, se détache le bruit des querelles et des disputes nées de la rivalité des quatre frères. Leur mère, Gudrun, leur impose silence dans le plus haut et le plus noble langage musical. Mais Hulda connaît aussi les douleurs du cruel amour qu’elle sème autour d’elle. Dans un monologue d’admirable impression, elle dit sa tendresse farouche pour le chevalier Eiolf, et, comme un grand oiseau sombre, son cri de brûlant désespoir monte, dominant toute la scène nuptiale, qui se développe en des chants de jeunes garçons et de fillettes pour aboutir au jeu des épées, superbe page symphonique et chorale ou les rythmes martelés s’entrechoquent curieusement.
 
À ce combat simulé prennent part Gudleik et Eiolf. Hulda leur rappelle que le prix du tournoi sera donné de sa main. Alors, sous la puissance magique du regard pervers, la lutte commence entre les deux hommes, véritable cette fois, terrible et mortelle, car Gudleik expire bientôt, frappé par Eiolf, et les voix, avec l’orchestre, prononcent l’oraison funèbre de l’époux, après que l’épouse a jeté au meurtrier des siens le sauvage adieu triomphant.
 

© PBZ / fonds Leduc

Au sommet d’une terrasse crénelée, en des bruits lointains d’angelus, de pipeaux, de bergers et de clochettes de troupeaux, tandis que le soir tombe lentement, Hulda rêve, et son dur cœur se fond sous la majesté attendrie de la nature. Une adorable symphonie, de tranquillité divine, semble venir du ciel comme un pardon consolateur et encadre un tableau d’amour d’irrésistible pénétration, de poésie sereine et splendide. Il n’est dans toute la musique dramatique rien de plus haut, de plus noble, de plus simplement beau que cet acte, d’une idéale pureté d’inspiration. Au mystère de l’heure chérie, en l’enveloppement des harmonies pastorales, Hulda évoque les monts silencieux, les glaciers scintillants, les lacs baignés de brume. Elle appelle Eiolf, et voici les amants, réunis dans ce merveilleux décor de tendresse et d’oubli, décidant de partir ensemble et de fuir loin des pays de souffrance, de haine et de remords.
 
Mais Eiolf est coupable, étant fiancé depuis longtemps à la douce et blonde Swanhilde, qui se meurt de cet abandon. Dans une fête nocturne au grand parc royal, un ballet allégorique est dansé devant la cour : il représente la lutte de l’Hiver et du Printemps. La marche avec chœurs qui le précède, les différents morceaux du ballet lui-même sont d’une originalité étonnante, d’une puissance pittoresque incomparable. Le triomphe du Printemps, préparant la fin du drame, y est exprimé de façon grandiose et superbe, tandis qu’une volupté irrésistible, une langueur délicieuse émane de cette scène, qui l’emporte encore sur la précédente et qui ne peut être opposée à aucune autre du même genre dans quelque ouvrage que ce soit.
 
Alors que le jardin est devenu désert, Eiolf et Swanhilde se retrouvent, et Hulda, cachée derrière un arbre, se voit arracher par sa rivale celui qu’elle croyait avoir conquis pour toujours et qui, grâce au renouveau des choses, s’est brusquement réveillé de son rêve d’hiver.
 
Les frères de Gudleik aideront à la vengeance. L’orchestre fait deviner l’épilogue tragique en faisant sonner, comme un rappel de la mort, les deux sinistres accords mineurs du prélude. Toute une joie champêtre s’y mêle : gaietés instrumentales et refrains de paysans, échos de la vie qui recommence. Sur une falaise dominant la mer, Hulda a placé les Aslaks en embuscade, car Eiolf va venir pour l’adieu suprême. Dès que le mot de signal est prononcé, paraissent les trois justiciers qui, au nom de Gudleik, frappent le meurtrier de leur frère. Ils vont immoler aussi Hulda ; mais la tueuse d’hommes veut mourir de son plein gré, et, après avoir maudit une dernière fois la terre et évoqué les esprits diaboliques qui furent les inspirateurs de son existence douloureuse, après l’égorgement des Aslaks par les serviteurs d’Eiolf accourus, elle se recule vers le gouffre et se précipite dans l’immensité purificatrice des flots.
 
Pris en lui-même, ce libretto appellerait les plus sérieuses réserves. Il n’a pas la farouche grandeur de l’ouvrage de Bjœrnstjerne Bjœrnson dont il est tiré, et il est écrit dans une langue incolore, peu suggestive, d’assez inquiétante monotonie. Mais les regrets s’évanouissent devant un fait indéniable : c’est que, malgré son allure vieux-jeu, ses défauts évidents, il a donné la vie à une partition de noblesse, de magnificence, de somptuosité souveraines.
Dans la musique de Hulda, comme dans toutes les autres œuvres du maître, la personnalité de César Franck resplendit ainsi qu’un éblouissant soleil, annonciateur de créations nouvelles et de victoires prochaines. Par sa forme, d’apparence classique en l’emploi fréquent des chœurs et des ensembles, il se pourrait que ce beau drame lyrique déconcertât l’intransigeance distinguée de quelques ignorants. La ligne orchestrale ne se développe point en retours de thèmes, en transformations ni enchevêtrements de motifs, mais dans l’union intime des voix et des instruments ; le moindre dessin sert de commentaire utile, le trait le plus effacé joint sa signification symphonique à l’effet de la parole et les harmonies sont toujours d’une extraordinaire richesse descriptive, tandis que le chant, expressif et clair, par la seule force de l’inspiration, atteint à des hauteurs prodigieuses.

 

Le chef et compositeur Raoul Gunsbourg, créateur d'Hulda en 1894 à Monte-Carlo © DR
 
Il faut donc féliciter grandement M. Raoul Gunsbourg d’avoir pris l’initiative de faire connaître cette admirable partition et de l’avoir montée avec tout le soin qu’elle mérite. La représentation qui se termine marque une date significative dans l’histoire de la musique. C’est un honneur que d’avoir su y attacher son nom.
M. Gunsbourg a trouvé en M. Jehin un collaborateur précieux, aussi bien pour l’étude des rôles que pour la mise au point de l’orchestre, qui a été remarquable de vigueur et de précision.
Les interprètes sont excellents. Madame Deschamps-Jehin est une superbe Hulda, de voix vibrante et de geste tragique, et madame d’Alba personnifie avec beaucoup de grâce et de charme la jolie Swanhilde. M. Saleza est un Eiolf de belle carrure, au chant mâle et passionné. M. Lhérie montre de l’expérience et de la conviction ; mesdames Mounier, Risler, Signa, MM. Fabre, Borie, Desgoria méritent aussi des éloges.
 
Dans le ballet, l’Hiver et le Printemps apparaissent sous les traits de mesdemoiselles Zucchi et Bella. Elles donnent un caractère saisissant à ces scènes de pantomime d’une si attirante et si curieuse originalité.
 
La partition de Hulda, commencée le 25 novembre 1879 et terminée le 18 septembre 1882 (Hulda ne fut en réalité achevée qu’en 1885 ndlr), a attendu près de douze ans l’heure de gloire. Aujourd’hui que César Franck est mort, son génie s’impose, et les couronnes qu’on oublia de jeter sur l’humble tombe qui fut la sienne s’amoncellent déjà autour de l’œuvre immense qui, éternellement, lui survivra. De cette salle ruisselante de dorure et de luxe où le drame de Franck trouva la première hospitalité et le premier succès, où, par l’entrebâillement des portes, entre deux accords austères, nous arrive, mêlé aux appels polis des croupiers, aux paroles étouffées des joueurs, le bruit symbolique de l’argent, mon esprit se plaît à évoquer l’image de l’homme de tendresse naïve, de pauvreté bonne et simple que j’ai connu, et, au milieu des pensées singulières qui me viennent de ce contraste, je salue de toute mon admiration, de tout mon souvenir ému la fière et noble figure de celui qui, par la suprême puissance de la foi et du travail, vient de faire résonner, sous les voûtes du théâtre-temple de Monte-Carlo, l’hymne triomphale de la Musique et de l’Art.
 

© famille Griset
 
(1) Hulda fut suivi de Ghiselle, sur un livret de G. Augustin-Thierry. Entamé en 1888 et interrompu par la mort de Franck deux ans plus tard, l’ouvrage fut achevé par Bréville, d’Indy, Chausson, Rousseau et Coquard et donné à Monte-Carlo le 6 avril 1896.

 
(2) 2 CD Palazzetto Bru Zane
 

Hulda à Liège et Namur
www.oprl.be/fr/concerts/hulda
 
Hulda au Festival Palazzetto Bru Zane Paris
https://www.theatrechampselysees.fr/saison-2021-2022/opera-en-concert-et-oratorio-1/hulda
 
9ème Festival Palazzetto Bru Zane Paris
 
https://bru-zane.com/fr/festival/9-festival-palazzetto-bru-zane-paris/#
 
Photo © PBZ / fonds Leduc

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