Journal
Jenufa à l’Opéra de Rouen Normandie – Mémé tue et maman coud – Compte-rendu
Sous la baguette du chef néerlandais Antony Hermus, qui ne se prétend pourtant pas spécialiste de ce répertoire, l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie a montré, lors de la première de Jenůfa ce mardi 26 avril, qu’une formation française pouvait parfaitement se hisser à la hauteur des exigences de la musique de Janáček. De ce chef-d’œuvre – dont on guette en vain une nouvelle production à l’Opéra de Paris, qui n’a pas daigné le reprogrammer depuis son entrée au répertoire (en français !) en 1980 – le public assemblé à Rouen a pu apprécier une lecture incisive et portée par une tension continue, mettant en relief les côtés âpres, voire râpeux de la partition, sans en oublier la poésie.
Antony Hermus © antonyhermus.com
A cette interprétation de grande qualité répondait l’incarnation magistrale de Natalya Romaniw, soprano galloise comme son nom ukrainien ne l’indique pas, et que la presse de son pays n’hésitait pas, il y a quelques années, à saluer comme une Netrebko britannique. La voix possède à la fois la puissance et la capacité d’émotions indispensables dans le rôle-titre, et l’actrice n’est pas en reste, autant de qualités qui font espérer qu’on reverra souvent cette artiste de ce côté-ci de la Manche. On est un rien moins emballé par la prestation de sa compatriote Christine Rice, essentiellement parce que le rôle de Kostelnička n’est pas destiné à une mezzo-soprano : si le grave est ici assuré, l’aigu l’est un peu moins, et pour franchir la barrière de l’orchestre, le compte n’y est pas toujours en termes de décibels. Sur le plan dramatique, en revanche, la chanteuse ne suscite que des éloges, la démence du personnage étant parfaitement traduite.
© Marion Kerno / Agence Albatros
Du côté des deux principaux rôles masculins, Dovlet Nurgeldiyev déçoit par un certain manque de projection : du bellâtre Števa, le ténor a la prestance mais la voix est hélas trop souvent couverte par l’orchestre. Aucun problème de ce genre pour Kyle van Schoonhoven : le timbre percutant de l’Américain nous offre un remarquable Laca, violent mais fragile malgré sa stature colossale. Autour de ce quatuor, tous les rôles secondaires sont tenus par des artistes francophones. Doris Lamprecht prête à la grand-mère Burya une présence énergique, Yoann Dubruque et Victor Sicard conférant un certain relief au Stárek et au Maire. On relèvera aussi la Pastuchyňa voluptueuse de Lise Nougier, et le Jano vibrionnant de Clara Guillon.
© Marion Kerno / Agence Albatros
Quant à la mise en scène de Calixto Bieito, créée en 2007 à Stuttgart, si elle se révèle d’une grande force, on peut ne pas adhérer à son esthétique trash (dommage que l’atelier de couture du troisième acte conserve le mur du fond tagué qui accompagne le spectacle d’un bout à l’autre), et regretter quelques détails inutiles, comme les vagissements enregistrés qu’émet (depuis la coulisse, semble-t-il) l’enfant de Jenůfa, jusqu’à son terrifiant assassinat perpétré sous les yeux du public. Au premier acte, l’entrée de Števa et des conscrits s’accompagne de hurlements divers qui rendent la musique momentanément inaudible et n’aident guère le chœur Accentus à trouver ses marques. Se pose aussi le problème de la morale religieuse dans cette actualisation : on voit mal comment Jenůfa pourra faire une « bonne personne » de Jano, ici résolument marginal, et à notre époque déchristianisée, le personnage de la sacristine est inévitablement affaibli par la perte de toute autorité sur le reste du village.
Laurent Bury
Janáček : Jenůfa – Rouen, Théâtre des Arts, 26 avril ; prochaines représentations les 28 et 30 avril 2022 // www.operaderouen.fr/saison/21-22/jenufa/
Photo © Marion Kerno / Agence Albatros
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