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Bernard Foccroulle clôture la saison d’orgue de Radio France – Dans l’ombre de Monteverdi – Compte-rendu

 L'ultime concert de la saison d'orgue de Radio France était consacré à Bernard Foccroulle (photo) interprète et compositeur (1). Les jeux de miroir entre passé et présent occupent une place de choix dans ses recherches : il aime faire dialoguer œuvres de maîtres anciens, indispensables pivots de la « démonstration », et œuvres contemporaines créées pour des instruments anciens. Autant de passerelles entre sensibilités musicales et humaines d'époques différentes dont l'intensité s'affirme et s'intensifie au fil du dialogue, ainsi au disque avec Works for Historic Organs (Aeon, 2014). À cette confrontation musicale – un instrument contemporain étant en l'occurrence à disposition, le Grenzing de l'Auditorium, auquel répondaient des vents anciens : le cornet de Lambert Colson et les saqueboutes de Guy Hanssen, Charlotte Van Passen et Bart Vroomen de l'Ensemble InAlto – est venue s'ajouter à Radio France une dimension littéraire, les mânes de Pétrarque et de Dante étant ici convoqués.
 
En guise d'ouverture, repensée pour cornet, trois trombones et le soutien discret de l'orgue, la Sinfonia de l'Acte III de L'Orfeo de Monteverdi plongea d'emblée l'auditeur dans l'autre monde : Orphée est sur le point de rejoindre les Enfers pour tenter de fléchir Charon. S'ensuivirent le madrigal Quivi sospiri (1576) de Luzzasco Luzzaschi – les mêmes instruments plus soprano et baryton : Alice Foccroulle et Nikolay Borchev (les voix quelque peu couvertes par les cuivres au complet) – sur un texte extrait de L'Inferno de la Divine Comédie de Dante ; puis deux extraits des Musiche a una, due et tre voci (publiées à Venise en 1615) de Marco da Gagliano, le maître florentin empruntant quant à lui ses textes au Canzoniere de Francesco Petrarca : Io vidi in terra angelici costumi, pour baryton et orgue, et Vergine bella, pour soprano, cornet – double idéal de la voix – et un trombone.
Dante toujours, pour refermer la première partie, tel que ressenti par les romantiques : Franz Liszt fit transcrire, revoyant lui-même sensiblement le travail de son disciple Gottschalg, diverses sections de sa Dante-Symphonie, l'œuvre pour orgue s'intitulant Introduction, Fugue et Magnificat de la Dante-Symphonie. Ce n'est pas la plus connue de Liszt, pas davantage la plus exaltante (mais sans doute l'acoustique neutre de l'Auditorium y est-elle pour quelque chose), la raison d'être de cet écho de Dante ayant à l'évidence sa place dans un tel programme.
 

© Mirou
 
La seconde partie, à laquelle tout ce qui précédait ne faisait d'une certaine manière que préparer, était consacrée à une œuvre très singulière et de grande ampleur (50 minutes) de Bernard Foccroulle, écrite pour l'inauguration en 2017 de l'orgue du Palais des Beaux-Arts (Bozar) de Bruxelles, l'ensemble des interprètes entendus cinq ans plus tard à Radio France sous la direction d'Ouri Bronchti étant ceux de la création : E vidi quatro stelle, en onze sections d'après le Purgatoire de la Divine Comédie de Dante. Un monde en soi, aussi foisonnant d'idées que d'une absolue sobriété dans la conduite parallèle du texte poétique et musical, aux voix et instruments précédemment entendus s'ajoutant la harpe de Jutta Troch, d'une fascinante présence, du bruissement à la quasi-percussion, sans se départir de ses habituels attraits. À l'orgue, soutien omniprésent mais aussi commentateur incisif et virtuose le temps de brèves et très marquantes incises, non plus Bernard Foccroulle, comme pour les autres pièces, mais Yohann Tardivel, cocréateur de l'ouvrage.
 
L'ombre de Monteverdi, tel un hommage via un langage musical des plus personnels tout en recourant à certaines techniques vocales (ornementales, notamment) évoquant la seconda pratica, transparaît dans l'écriture vocale du « personnage » principal : admirable Nikolay Borchev, au timbre chaleureux et vaillamment projeté, maître de la nuance et acteur-chanteur d'une partie considérable faisant de lui, vocalement et poétiquement, un double de l'Orphée montéverdien. Les premières sections de l'œuvre sont toutes siennes, la voix de soprano ne faisant sa première apparition que dans la section 4 : impossible de ne pas songer à l'intervention de la Messagère dans L'Orfeo, Alice Foccroulle s'imposant ensuite dans la section 6, en dialogue avec cornet et harpe : Le rêve de Dante, qui clôt la Première Partie. La Seconde Partie donne lieu à un dialogue réitéré des voix (scènes avec Béatrice), cependant qu'au baryton reviennent les derniers moments : Matelda baigne Dante dans le Léthé – Danse des quatre étoiles, et pour finir : Purifié, Dante est prêt à monter aux étoiles – grand crescendo tremolando de l'orgue, puis le chatoiement peu à peu décroît. Orgue et harpe referment E vidi quatro stelle dans un lointain scintillement.
Magnifique, et naturellement beaucoup trop riche pour pouvoir en apprécier en une seule écoute toutes les beautés. En attendant la diffusion de ce concert (date non encore précisée), on pourra écouter la gravure réalisée en 2019 à Bruxelles, dans les conditions de la création et bien sûr par les mêmes interprètes (CD Fuga Libera, 2020).
 
Michel Roubinet

 
Paris, Auditorium de Radio France, 4 juin 2022
www.maisondelaradioetdelamusique.fr/evenement/concert-dorgue/alice-et-bernard-foccroulle-tardivel-erchoff
 
Programme de salle
fr.calameo.com/read/006296452556f5e27dbbc?page=1
 
 
(1) Site de Bernard Foccroulle
www.bernardfoccroulle.com
 
Signalons que le film de Bernard Foccroulle et Pascale Bouhénic Chercheurs d'orgues (2022) est disponible en replay sur Arte.tv, jusqu'au 6 juillet prochain :
www.arte.tv/fr/videos/101407-000-A/chercheurs-d-orgues/
 
Le documentaire de Vincent Froehly Alsace, terre d'orgues (2021) est lui aussi disponible sur Arte.tv, jusqu'au 10 septembre 2022 :
www.arte.tv/fr/videos/101139-009-F/geo-reportage-alsace-terre-d-orgues/
 
Photo © DR

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